La professionnalisation des conseillers principaux d'éducation :
entre maintien de l'ordre scolaire et éducation à la citoyenneté

 

Voici le texte d'une conférence prononcée à Rennes par Maria Bianchini, CPE à Paris.

Maria Bianchini, Université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, Laboratoire Printemps. Notre contribution à une réflexion sur le thème du " droit à l'école " propose une lecture du processus de professionnalisation des personnels d'éducation - conseillers principaux d'éducation - considéré sous le prisme de la régulation des rapports sociaux dans les établissements scolaires. Nous nous sommes appuyées sur une analyse historique de l'organisation scolaire et de ses principes de régulation, du point de vue des modalités des rapports entre punir et enseigner, de la catégorisation des déviances, du droit des élèves. Le cadre institutionnel de l'ordre scolaire a évolué avec la formalisation d'un droit des élèves, la juridicisation des décisions scolaires et la transformation des établissements en micro-sociétés politiques conduisant l'interprétation à privilégier la définition d'un ordre négocié entre les agents. En outre, l'évolution de la division du travail entre les agents scolaires dans un cadre scolaire complexifié a contribué à accroître la concurrence entre groupes professionnels, - CPE, enseignants, chefs d'établissement - pour améliorer leur position sociale et l'image de soi de leurs membres. Dans ces nouveaux registres de régulation sociale, les CPE occupent un espace stratégique, au carrefour du juridique et du politique. Si leurs activités professionnelles sont fortement ancrées dans la socialisation à la loi et à la norme démocratique, elles demeurent assez éloignées d'une stricte définition pédagogique. Dans des contextes locaux particulièrement difficiles, elles sont souvent synonymes d'une forme de spécialisation sur les comportements déviants qui révèle les limites des stratégies de redéfinition de ce métier. C'est pourquoi une réflexion sur les pratiques et représentations témoigne plutôt des difficultés des conseillers principaux d'éducation à échapper au cadre disciplinaire, au sein d'un système où les modalités de régulation de l'ordre social sont marquées par les ambiguïtés sur les droits et la démocratie exercées. Ces éléments nous conduisent à envisager notre question initiale sous la forme d'une mise en perspective des formes de la régulation scolaire et de la dynamique professionnelle des CPE, en centrant notre analyse sur l'ambivalence des représentations et des pratiques des CPE par rapport au cadre disciplinaire. Nous procéderons en trois temps. Nous nous pencherons d'abord sur la construction historique de la centralisation des tâches du maintien de l'ordre par des personnels spécialisés et de la mise à distance de cette posture de " bras séculier ". Puis nous étudierons comment ce décentrage a ouvert la voie à une stratégie de professionnalisation qui s'est enracinée dans le champ de l'éducation autour du savoir professionnel de la vie scolaire, et d'une conception pédagogique de cette notion. Nous tenterons en dernier lieu de nous interroger sur la réussite de cette stratégie de professionnalisation, du point de vue de la division morale du travail, en essayant de l'identifier au travers des pratiques quotidiennes. 1 - L'entrée des conseillers principaux d'éducation dans une " vraie " profession 1.1. Une professionnalité qui s'affirme dans le dépassement du cadre disciplinaire La sociologie des professions nous a fourni un cadre conceptuel pour interroger la position particulière des CPE dans la régulation des relations sociales au sein de l'école. Une perspective historique nous a semblé indispensable pour rendre compte du fonctionnement de l'ordre scolaire ; la régulation des relations scolaires entre les différents partenaires des interactions, tout en contribuant à la stabilité du fonctionnement de l'institution, s'est en effet modifiée. Mais au-delà des questionnements sur la légitimité des normes, nous avons choisi de nous attacher aux pratiques qui vérifient au quotidien la conformité des comportements des élèves aux règles, normes et sanctions qui les assortissent. Selon J-M Chapoulie (1987), le modèle du lycée napoléonien s'est progressivement imposé dans le secondaire en instituant la séparation entre d'une part, l'acte d'enseigner et d'autre part, celui de surveiller et punir. Dès le début du 19ième, le service des professeurs est règlementé et qualifié en tâches précises : la transmission de connaissances, l'évaluation des élèves et la participation aux examens. A l'exception du primaire, la responsabilité de la surveillance est transférée à d'autres catégories de personnels, même lorsqu'elle était traditionnellement assurée par les professeurs . Des personnels spécialisés sont ainsi rattachés à l'espace de la surveillance et de la discipline, prenant en charge l'application des sanctions pour tout le monde. Définis comme les agents directs de la discipline en 1854, les maitres-répétiteurs - et les surveillants généraux - sont désignés comme responsables de la surveillance, de l'application du règlement intérieur et des sanctions à l'égard des déviances dans et hors la classe (retards, absences, conduite…). Si la sanction au sens de l'évaluation relève toujours du monopole des enseignants, notamment au travers de la notation comme maintien de l'ordre (Merle, 1996), l'application des peines est transférée à l'extérieur de la classe, vers des " correcteurs ", figure emblématique de la tradition scolaire jésuite. Ce transfert de tâches permet aux professeurs d'alléger leurs temps de travail et de se débarasser de responsabilités jugées dégradantes. L'acte d'enseigner bénéficie dès le 19ième siècle de la considération sociale en ce qu'il est adossé à une conception de l'autorité de type charismatique, contradictoire avec l'indignité de l'application de certaines formes de sanction et validée par un diplôme ; les pratiques des surveillants généraux ne font pas l'objet d'une telle validation car la notion de discipline, si elle renvoie à la sacralisation de la matière enseignée, évoque aussi la docilité des corps et des esprits, relevant de pratiques de " police " au quotidien. Le jugement négatif sur les tâches de surveillance des " correcteurs " procède aussi des caractéristiques sociales des maitres-répétiteurs, marqués par des conditions d'emploi très précaires, flexibles et sans liberté de résidence. L'indignité de ces tâches de surveillance n'était finalement supportable qu'en raison d'un statut transitoire. La surveillance est considérée administrativement comme une situation passagère, comme une propédeutique au professorat . Cet argument de la précarité peut alors permettre de mieux saisir " l'indignité " du correcteur, " personne extérieure à la communauté " (Prairat, 1994) ni élève ni professeur. Pour ceux des maîtres-répétiteurs qui ne réussissaient pas l'entrée dans le professorat, la déqualification découlant du caractère transitoire du statut perdurait alors, renforcée par l'échec de l'intégration au corps des professeurs alors même que certains accédaient au corps des surveillants généraux. Mais, ces derniers n'épuisaient pas la source de " l'indignité ", héritant des maitres-répétiteurs le sens et la visibilité négatives de leur fonction. Leurs missions sont laissées dans une relative indéfinition jusqu'en 1965 ; ils sont demeurés un corps incertain, entre la sous-direction - dans " l'état major " du proviseur ou le remplacement des censeurs - et la mobilité vers les fonctions de direction. Sans négliger les effets d'une défense catégorielle du statut même sous son aspect le plus répressif , les pratiques et la construction du sens de leur métier par ces personnels se modifient dans le sens d'un dépassement du paradigme disciplinaire sous l'action de plusieurs facteurs. A partir des années 60, les politiques éducatives s'adaptent aux besoins économiques d'une formation généralisée des jeunes. Le développement de la scolarisation de masse favorise un assouplissement des pratiques éducatives, diversifie le sens de l'expérience scolaire et les attentes des élèves par rapport à l'école. Le surveillant général disparaît-il dans la tourmente de 68 (Bouvier, 1997) ? En 1970, il devient " conseiller d'éducation " tout en conservant sa condition " d'héritier " du surveillant général. Si cette transformation est le résultat d'une volonté ministérielle, elle procède aussi d'une mobilisation en terme d'action collective du groupe professionnel des surveillants généraux souvent très investis dans les activités socio-éducatives et les foyers des établissements scolaires. A partir des années 50, le développement des internats, en particulier dans les collèges d'enseignement technique, a conduit les surveillants généraux à encadrer les jeunes et à prendre en charge la vie collective par le biais d'activités sportives et culturelles IUFM (Rémy, Serazin, Vitali, 2000). Aidés par les surveillants d'externat et d'internat (MI-SE), très insérés eux-aussi dans l'animation socio-éducative, ces pratiques auraient modifié leurs perspectives sur leur métier et les élèves. Dans la carrière de ces personnels, tant dans ses dimensions objectives qu'identitaires, l'espace disciplinaire auquel ils étaient attachés, aurait progressivement perdu sa centralité. Si cette approche fournit des élements heuristiques du point de vue de l'action propre de ces agents scolaires, c'est probablement dans le renouvellement générationnel et dans l'intégration d'un personnel nombreux de MI-SE au corps des surveillants généraux puis des CPE, formés à l'encadrement des jeunes, que réside une des clés de l'évolution des pratiques et des représentations. Enfin, il ne faudrait pas négliger les effets propres aux politiques de nomination des personnels. A partir des années 60, de nombreux postes d'adjoints et de censeurs dans les centres d'enseignement technique sont en effet occupés par des surveillants généraux, qui accèdent à des fonctions moins disciplinaires (Pélage, 1996). 1.2. La reconnaissance de la vie scolaire Les nouvelles exigences de la scolarisation à partir des années 60 ont modifié fortement le mode de régulation des relations sociales qui prévalait. La stabilité de l'ordre scolaire était assurée par la position de légitimité de l'école, qui s'appuyait sur les principes de l'inégalité de la relation pédagogique et sur une conception de l'élève comme objet, saisi en dehors de ses dimensions sociales ou culturelles. Cette neutralisation du singulier visait l'intégration de tous dans la communauté nationale, la mission de socialisation comme inculquation des valeurs de la nation se faisant néanmoins dans chaque groupe social " selon sa condition " (Terrail, 1997). Avec la massification des effectifs et l'exigence socio-économique de formation généralisée, d'autres paradigmes de régulation des relations dans les établissements sont dorénavant valorisés par les politiques éducatives, notamment la notion de vie scolaire, avec la nomination en 1965 du premier Inspecteur Vie Scolaire. Cette notion développe une conception de élève comme personne, défini dans la totalité de ses dimensions sociales et biographiques, dans un cadre scolaire dont la référence n'est plus strictement la classe et l'évaluation scolaire. La vie scolaire est ainsi définie par un texte ministériel de 1971 comme " la vie des communautés éducatives qui forment les écoles et les établissements… elle vise le plein épanouissement des personnes ". Cette notion remet en question la préeminence du pédagogique et l'inscrit dans le champ de l'éducation. Par ailleurs, en introduisant la reconnaissance de la vie dans le système scolaire, elle apporte une visibilité à la logique des élèves et à leur demande de reconnaissance (Ballion, 1996). Pour les CPE, la traduction de leurs missions dans ce cadre, se concrétise en 1982 : la vie scolaire, c'est ce qui contribue à " placer les adolescents dans les meilleures conditions de vie individuelle et collectives et d'épanouissement personnel " . Dans le jargon scolaire, l'espace vie scolaire est d'ailleurs rapidement assimilé aux bureaux des surveillants et du CPE. Ce concept, s'il modifie l'ordre scolaire en y introduisant la perspective éducative, et la logique des élèves, requalifie aussi les pratiques professionnelles : il fournit la substance à la catalyse de la professionnalisation, à une définition de pratiques spécifiques, non transitoires et en creux de l'action pédagogique. Il nourrit la réflexion sur le savoir-faire du CPE. Il permet au groupe professionnel des surveillants généraux puis des conseillers d'éducation d'entrer dans un processus de professionnalisation, que la sociologie des professions définit comme stratégie d'acquisition des caractéristiques de la profession établie (Chapoulie, 1973), notamment à travers l'activité intellectuelle et la transmissibilité du savoir-faire. Pour les enseignants, ce concept renvoie au développement des compétences et savoirs nécessaires à l'exercice du métier (Lang, 1999). Dans cette perspective, la transmissibilité aux pairs dans un cursus universitaire est le concept-clé de la professionnalisation. C'est en effet l'université, et par extension une formation longue, qui transforme les savoirs empiriques en savoirs scientifiques, qui sélectionne et hiérarchise les carrières des membres du groupe professionnel. La création des IUFM en 1990, si elle ambitionne de professionnaliser les enseignants pour les adapter aux nouveaux publics scolaires, unifie les personnels du secondaire et du primaire et intègre les CPE dans une formation initiale de type universitaire. L'entrée en IUFM permet ainsi de valider leur dynamique professionnelle à travers l'élaboration en 1992 d'un corpus de savoirs théoriques, préalables pour se présenter au concours, à partir de la psychologie de l'adolescence, de la sociologie et philosophie de l'éducation, de l'histoire du système éducatif . La bibliographie du concours n'est élaborée qu'en 1995. Le recrutement au niveau DEUG est tari en 1990 au profit de la licence , sans qu'il soit créé une filière universitaire spécifique . 1.3. La fermeture d'un segment d'activité L'analyse de la dynamique professionnelle privilégie une approche en terme d'aspiration collective du groupe professionnel à se faire reconnaître comme une " profession ". Si l'on reprend la définition donnée par C. Dubar et P. Tripier (1991), la professionnalisation est ainsi définie comme une " forme historique de coalition d'acteurs qui essayent de maintenir une certaine fermeture de leur marché de travail et défendent leurs intérêts ". Elle s'apparente alors à un processus de mobilisation en vue de l'organisation et du contrôle d'un territoire, dans une logique de concurrence avec d'autres groupes professionnels. Le " monopole " ainsi délimité réduit " le travail… [du]… concurrent à une version incomplète du sien " (Dubar, Tripier, 1991). Ces notions de fermeture d'un segment d'activité et de reconnaissance politique d'une compétence constituent un cadre conceptuel fécond pour qualifier la dynamique professionnelle des CPE. Cette perspective permet de comprendre comment la notion de vie scolaire est devenue le point de départ d'une véritable logique de distinction de ces personnels vis-à-vis des enseignants. La distinction d'avec les enseignants, la volonté de rompre avec une certaine culture professorale est une dimension essentielle des représentations professionnelles des CPE. Un ouvrage issu du champ syndical (Falcy, 2000) justifie la monopolisation de l'éducatif par les CPE en invoquant le risque d'un retour à la leçon de morale si les professeurs en étaient les seuls détenteurs. Les travaux sociologiques sur les pratiques professionnelles des personnels des établissements scolaires, dont les CPE, mettent en avant leur position spécifique dans la division du travail. En concurrence avec les enseignants pour la définition du sens de l'école et de l'élève, centrés sur la " personne " de l'élève, ils sont souvent critiques à l'égard de l'acte pédagogique et du jugement professoral. C'est ce que nous avons constaté dans les entretiens que nous avons menés notamment avec ce jeune CPE d'un collège sensible parisien : " En fait, derrière l'histoire de l'emploi du temps, ce que je veux montrer, c'est qu'il faut tenir compte du rythme de l'enfant. C'est l'adaptabilité au quartier. Ici, il y a pas mal de familles nombreuses, où la plupart des parents ne sont pas là entre 16h et 20H, ou dès 8h parce qu'ils font des ménages. Souvent, ce sont les grands qui accompagnent leurs frères et sœurs plus petits à l'école. Alors pourquoi, ne pas les faire commencer à 9h ? Pourquoi pas ? Ah ben non, parce que la sortie à 18h, ça me fait rentrer trop tard chez moi. En fait, on va pénaliser une vingtaine de gamins par classe, 10 ou 20% du collège, pour améliorer le confort d'une personne ". Si ce jugement est extrème dans ses conséquences, il est révélateur de la récurrence des critiques faites par les CPE envers des enseignants qui ne tiendraient pas suffisamment compte des problèmes de vie et des droits des élèves et les excluraient trop souvent pour des motifs insignifiants. C'est finalement une perception " domestique " et relationnelle de leurs pratiques qui s'exprimerait dans la critique de la rigidité et de la cécité de l'action cognitive dans un ancrage professionnel dimensionné à l'échelle de l'établissement, comme espace de vie collective. 2 - La permanence de la catégorie de " l'ordre scolaire " comme référent de professionnalité 2. 1. Pratiques et expériences ancrées dans la socialisation Cette logique de distinction n'est pas exclusive d'une certaine ambivalence avec les enseignants puisque d'après Y. Dutercq (2000), les CPE resteraient majoritairement enseignants dans l'âme ; elle est surtout l'expression d'une stratégie de reconnaissance dans une relation de face-à-face. Néanmoins, c'est dans cette ambivalence avec le champ pédagogique que la quête de reconnaissance s'est organisée. Du point de vue administratif, c'est le décret de 1989 qui introduit une référence pédagogique claire pour le métier de CPE. L'implication du CPE en matière d'orientation, de suivi et d'évaluation des élèves et de leurs projets est encouragée dans le sens d'une " entrée en pédagogie ". Une entrée dans une pédagogie particulière, celle de la vie scolaire, en concurrence avec le champ pédagogique classique. Néanmoins, si 14% des CPE affirment vouloir se consacrer plus à la collaboration avec le corps enseignant et 17% à l'animation éducative, 60% des CPE ne hiérarchisent pas leurs activités en accordant une prévalence au pédagogique Ces données sont tirées des résultats de l'enquête menée par la DEP en 1995 , qui montrent aussi que si 43% des CPE pensent être perçus comme membre de l'équipe pédagogique par les professeurs, 44% des CPE et notamment les plus jeunes pensent le contraire. 49% des CPE se déclarent " pris par les seules activités liées au fonctionnement de l'établissement ", avec une grande emprise du quotidien, de l'urgence, des tâches liées à la gestion de l'absentéisme, et à l'organisation de la surveillance. Le champ d'activité de ces personnels se déploie donc selon une géographie complexe. L'inscription des élèves, le contrôle de l'assiduité, la sécurité, la prise en charge des élèves en cas d'absence de professeurs, l'accueil des parents, parfois l'organisation des examens et des emplois du temps des professeurs ou des élèves, les soins infirmiers, les problèmes généraux de surveillance, l'écoute des élèves, la participation au conseil de classe, la formation des délégués, l'action sur l'orientation, l'information aux élèves, le traitement des élèves en difficulté, l'application du règlement intérieur… La complexification de leur champ d'activité procède aussi de la croissance des effectifs scolaires et des difficultés liées à l'hétérogénéité des élèves et à l'émergence d'attitudes par rapport au savoir moins conformes aux attentes. L'emprise du quotidien, de l'urgence que dénoncent nombre de CPE est la partie affleurante des zones de tensions qui caractérisent désormais la régulation des relations sociales dans les établissements scolaires. La dénonciation de l'emprise du quotidien coexiste avec une inscription forte dans la socialisation comme champ privilégié d'action. Ce champ est revendiqué par ces personnels, qui s'y définissent volontiers comme " régulateurs sociaux " favorisant l'intégration des élèves dans les savoirs-être et les valeurs sociales, " l'animation de la politique de socialisation " dans les établissements structurant leur champ d'intervention (Rémy, Serazin, Vitali, 2000). 2 . 2 . Une professionnalité au carrefour du juridique et du politique L'appropriation revendiquée du champ de la socialisation, prend sa source dans le concept de vie scolaire dans une adaptation apparente entre la compétence et le métier réel. Cet ancrage correspond en fait à l'évolution de l'organisation des rapports scolaires, à la suite de l'autonomie administrative accordée aux établissements. L'établissement est devenu un élément central du processus éducatif ; il produit sa politique éducative en fonction des contraintes de son environnement : choix des types de sanctions, mise en place d'espaces de médiation, options, modalités de soutien, relations avec les réseaux associatifs du quartier, aides financières aux familles... actions dont le choix et la mise en œuvre conditionnent l'émergence d'un état particulier de la régulation scolaire et d'un mode spécifique de la gestion des relations avec les élèves et leur environnement social. L'assouplissement de la centralisation en matière de politique éducative porte finalement sur les registres de la socialisation, c'est-à-dire sur les actions touchant à l'intégration des jeunes dans le champ social selon les normes socialement admises. D'autre part, le cadre conceptuel de l'autonomie fourni par la loi d'orientation votée en 1989, repose sur les notions de contrat et de projet et plus particulièrement sur la notion de partenariat. Les conséquences sur le fonctionnement de l'ordre social dans les établissements sont importantes. Ces nouveaux modes de régulation, dans la classe et dans les espaces de décision, sont repérables dans l'existence d'arrangements locaux (Derouet, Dutercq, 1997) avec les élèves mais aussi avec l'ensemble des personnels, professeurs, CPE, chefs d'établissements, parents… qui permettent une analyse de l'ordre scolaire comme ordre négocié (Merle, 2001 ; Masson, 1999). Le conditionnement réciproque des interactions profs/élèves constitue l'ordre dans la classe dans le cadre d'une coproduction des normes et rôles attendus (Merle, 2000) de même, qu'à une échelle supérieure, l'ordre de l'établissement obéit aux processus transactionnels entre les différents agents scolaires. C'est en fait l'ensemble de l'organisation scolaire qui est soumise à la redéfinition de l'ordre scolaire, conditionné par " les pratiques par lesquelles différentes catégories (administration, enseignants, parents) concourent sur le terrain par leurs interactions à faire fonctionner les établissements d'une manière telle que les activités prévues continuent de s'y dérouler, éventuellement avec des modifications " (Masson, 1999). L'ordre scolaire devient ainsi un " ordre négocié " dans ses trois dimensions - le contrôle, l'occupation et le maintien des élèves dans les établissements - entre les différentes catégories d'agents scolaires, la négociation devenant le mode de fonctionnement des inter-relations dans l'établissement : projet d'établissement, procédure d'orientation, gestion de la relation élève/adulte. Dans cette perspective, le CPE, au centre des différentes logiques, élèves, établissement, familles, peut être appréhendé comme " une figure exemplaire de l'évolution vers l'autonomie et la responsabilité des établissements " (Dutercq, 2000). Mais cette approche de l'ordre scolaire comme ordre négocié doit être mise en relation avec les pratiques quotidiennes de coopération entre les élèves et les personnels, dans un contexte scolaire instable. Les arrangements ne sont pas toujours possibles, et le conflit d'intérêt peut déboucher sur une crise, dont l'insulte est souvent la manifestation majeure, qui nécessite alors l'action d'un tiers, d'un médiateur, d'un " consolateur " (Goffman, 1969) le plus souvent CPE. Celui-ci pratique volontiers la médiation entre les différents intérêts, alors même qu'il est lié à la logique de l'institution. Un autre aspect de l'ordre négocié concerne le cadre de la négociation entre les différentes parties qui repose sur un modèle démocratique de l'école en tant que micro-société politique. La conciliation d'intérêts parfois conflictuels nécessite en effet la référence à un substrat commun, qui redonne du sens aux transactions scolaires, alors que l'accord sur les missions et le sens de l'école s'affaiblit. La référence à un bien commun scolaire qui permet d'orienter les conduites des agents scolaires, est réintroduite dans " l'idéal d'une école vraiment démocratique " (Barrère, Martucelli, 1998) et dans les valeurs civiques. L'éducation à la citoyenneté scolaire a été fortement encouragée par le Ministère à la fin des années 90 ; elle est aussi devenue un point central de la formation initiale des CPE dans les IUFM. Considéré comme un spécialiste des structures de participation dans les établissements et de la formation des délégués, le CPE est souvent décrit comme celui qui porte " les valeurs du corps social ", comme le " promoteur de la citoyenneté de l'élève " (Rémy, Serazin, Vitali, 2000), maintenant " l'idéal de la laïcité de l'école de la République " (Falcy, 2000). La polarisation sur une figure du CPE comme promoteur de citoyenneté s'inscrit dans la continuité de son travail sur la socialisation à des valeurs universelles ; elle lui fournit aussi la reconnaissance institutionnelle de sa stratégie de professionnalisation. La multiplication des structures de participation destinées aux élèves, a ainsi été l'occasion d'une entrée des CPE dans des activités liées à la " démocratisation " et à l'exercice des droits concédés aux lycéens en 1991, contribuant à déplacer son champ d'intervention dans l'organisation de séquences de formation avec les délégués, dans les conseils de délégués… c'est à dire dans des espaces expérimentaux. 2 . 3 . Le CPE : un spécialiste du rapport à la loi ? Le recours à la notion de citoyenneté scolaire, de l'établissement comme " cité politique " s'est fait dans un contexte de crise scolaire, diagnostiquée à travers les " incivilités " et des incidents violents. Les difficultés rencontrées par les établissements situés dans les " quartiers d'exil " dans la conjoncture socio-économique actuelle nous rappellent que les processus de coproduction de l'ordre scolaire qui caractérisent le modèle récent de régulation sociale ne peuvent fonctionner sans une requalification du système des sanctions et de la nature des déviances dont l'expression récente a emprunté au droit. La stabilisation du droit dans sa dimension coproductive et interactionnelle, avec le recours aux chartes de vie scolaire, aux contrats scolaires… est maintenant garantie par l'introduction et l'usage des normes juridiques. L'utilisation de cette codification a déterminé une juridicisation progressive de l'ordre scolaire. Les dernières directives administratives édictées en juillet 2000, sous le titre des nouvelles procédures disciplinaires, par-delà l'ambition de restaurer la paix scolaire, sont à cet égard emblématiques de la transformation de l'école " sanctuaire " en un champ social comme un autre, où s'appliqueraient les mêmes lois que dans le reste de la société. L'abandon de ce statut d'extraterritorialité de l'école s'est traduit pour les personnels scolaires par des obligations nouvelles : motivation des décisions relatives aux sanctions, substitution aux punitions traditionnelles - le zéro de conduite ou les pensums - de punitions légalement incrites dans le règlement intérieur, interdiction des punitions collectives, respect de la proportionnalité faute/sanction, instauration d'un régime de " sursis " notamment en matière d'exclusion, effacement du " dossier " scolaire en fin d'année civile… Si ces réformes peuvent être interprétées dans le sens d'une limitation des abus de pouvoir de l'administration scolaire et d'une reconnaissance du droit de recours des élèves et de leurs parents en cas de décision arbitraire, elles comportent aussi des dispositions qui visent une plus stricte règlementation des rapports sociaux, voire à une disciplinarisation du cadre scolaire. Ces nouvelles procédures prévoient notamment une hiérarchisation précise entre les sanctions et les punitions, la sanction étant prise par le chef d'établissement ou le conseil de discipline, le terme de punition, malgré son aspect moins lisse, ne qualifiant que la répression de faits de moindre gravité. Les pratiques d'exclusion de classe, catégorie traditionnelle mais obscure de la sanction scolaire, sont officiellement autorisées, les personnels d'éducation recevant la charge d'accueillir les élèves exclus. Une enquête réalisée en 1996 par un grand syndicat enseignant, permet de mieux situer la position particulière des personnels d'éducation dans l'application des normes et sanctions. 47% des CPE se considèrent ainsi comme responsables du maintien de l'ordre et de la discipline et 42% du règlement intérieur car " il aide les jeunes à intégrer la loi " (Falcy, 2000). Cette responsabilisation de la " construction du rapport à la loi ", dans la pratique du métier réel confirme en tout cas l'investissement de nombreux CPE dans le domaine du droit scolaire, en tant que " technicien de la loi " et de la " normalisation " (Rémy, Serazin, Vitali, 2000). L'action spécifique du CPE s'inscrirait dans le règlement intérieur, dont il serait le " promoteur " et dont il contrôlerait les contenus et l'application. S'il " n'est donc pas le punisseur de la communauté… il doit faciliter et centraliser les procédures de la sanction ", la construction du "rapport à la loi " garantissant " la paix civile " (Rémy, Serazin, Vitali, 2000). Cette intégration des personnels d'éducation dans le droit scolaire est fortement encouragée par l'administration, à l'image de cette réunion organisée par l'Académie de Paris où l'ensemble des CPE parisiens étaient conviés en présence de juristes, de formateurs IUFM et de l'IPR-vie scolaire, à réflechir à la mise en place des nouveaux règlements intérieurs. 2 . 4 . Une position stigmatisée dans la division morale du travail Si l'aspiration des personnels d'éducation à se faire reconnaître comme une profession possédant des compétences spécifiques et un savoir professionnel enseigné en IUFM, est un élement essentiel de leur dynamique professionnelle, elle doit être aussi envisagée comme un mouvement de redéfinition des rôles assumés et d'obtention d'un statut plus valorisé. Le concept de " division morale du travail " utilisé par J-P Payet (1997), à propos des CPE, dans la continuité de la sociologie interactionniste d'E.C. Hughes met en avant la dimension du " self " et de l'accomplissement de soi dans les activités de travail. La transaction avec soi-même, déterminant le sentiment de la dignité de soi, dépend largement du regard des autres sur les activités accomplies et de la capacité à requalifier, ou à fuir des tâches jugées indignes. La compréhension de la dynamique des groupes professionnels mobilise en ce sens une analyse autour des notions de reconnaissance de soi et pour les autres, des activités de travail dont la qualification dépend des rapports de force dans le champ social. Dans cette perspective, J-P Payet montre comment dans certains établissements dits difficiles, les enfants des classes populaires, font l'objet d'une stigmatisation de leurs codes et cultures, selon les critères de l'acceptabilité morale. Dans le cadre d'une division morale du travail, les relations avec ces élèves, en dehors de la classe où l'interaction peut être évitée, seraient considérées comme dégradantes, et en cela déléguées au CPE par les autres agents scolaires. Selon J-P Payet, le CPE hériterait alors de l'indignité des jeunes des classes populaires, avec le sentiment d'une indignité accrue par le recours permanent aux contraintes et à la discipline. Le sale boulot comme " interaction avec des élèves ou des parents dont la moralité est jugé défaillante " disqualifierait le métier de ces personnels en instituant un " handicap de professionnalité ". Sa compétence éducative pourtant validée en IUFM se résumerait à gérer les comportements déviants de ces jeunes, l'inscrivant dans une tension permanente entre le métier idéal et le métier prescrit. Nos entretiens ont confirmé la prégnance de ce malaise dans les représentations des CPE qui reprochent massivement aux enseignants de se décharger de la discipline sur eux et surtout de les contraindre à jouer à nouveau la partition du " surgé ". Dans cette optique, l'hypothèse de la production d'une identité valorisée semble donc infirmée. Sauf à infléchir la réflexion sur la dynamique professionnelle des CPE où la spécialisation de la gestion de la déviance scolaire deviendrait la forme même de la professionnalité des CPE, comme semble le suggérer J-P Payet. La main-mise de ces personnels sur la déviance pourrait être envisagée, en reprenant ses conclusions, en tant que symptôme de la construction de la déviance par les établissements scolaires. La déviance scolaire " utile " à l'institution car permettant de produire une plus-value de sens dans et sur l'école, " suscite du lien social " et serait un moyen de " disciplinariser l'école ", de moraliser les familles, notamment des classes populaires issues de l'immigration, avec au centre du dispositif scolaire, le CPE. 2 . 5 . Les ambiguités de la citoyenneté scolaire La mise à l'épreuve du quotidien des éleves à la démocratie scolaire dont le CPE serait le promoteur, révèle les tensions entre les références démocratiques et les registres de l'autorité intrinséquement attachés aux normes scolaires. Si les élèves sont " davantage des citoyens de l'école qu'ils ne l'ont jamais été " (Barrère, Martucelli, 1998), l'école demeure un lieu de pouvoir, où les droits des élèves inquiète les personnels, notamment les enseignants. Les délégués interviennent peu dans les Conseils de classe et leur fonction d'élu est encore mal différenciée de leur valeur scolaire… Les lycéens, en possession de droits nouveaux depuis 1991 - d'association, de réunion, de publication notamment - ont gagné un champ de possibles, mais concrètement, la possibilité réelle d'influencer la décision scolaire est faible. Les instances de participation des élèves demeurent consultatives. Un Conseil de vie lycéenne est institué pour " introduire une dynamique de dialogue nouvelle " entre élèves et personnels et refonder la participation lycéenne dont l'institution a constaté la faiblesse. Définie pourtant comme décisionnelle, cette instance achoppe aussi sur la difficulté à construire et à faire reconnaître des " décisions " en dehors du cadre réservé du conseil d'administration et des prérogatives des chefs d'établissement. Par ailleurs, si les élèves sont placés au centre du système scolaire, ils sont aussi les grands absents de la pratique démocratique telle qu'elle leur est proposée. L'exercice des droits accordés en 1991 et la participation aux différentes instances administratives sont l'objet d'un retrait, d'un désengagement que P. Rayou (1994) analyse comme l'effet d'une logique juvénile de désaffection du politique. L'école serait perçue comme dépersonnalisante, comme un lieu de non-droit, les élèves se sentant peu reconnus et respectés. A. Barrère et D. Martucelli (1998) pour leur part, opposent les codes juvéniles aux normes de l'école. La tension, affaiblie pour les élèves des couches moyennes et supérieures, nait de l'irréductibilité entre la recherche de " l'authenticité personnelle ", de l'affirmation de soi qui caractériserait la logique des élèves et l'investissement citoyen, sauf s'il peut servir à une quelconque rétribution en terme de valorisation. Les travaux sociologiques sur l'école convergent sur le constat de l'échec relatif des pratiques démocratiques dans un champ scolaire " qui peine à assurer l'égalité des chances " (Merle, 2001). Le désengagement des élèves peut alors être compris comme la forme du refus d'un jeu démocratique dont les dés seraient pipés. Dans cette perspective, la démocratie scolaire s'identifierait à un argument idéologique pour faire accepter les principes de fonctionnement d'une institution scolaire qui échoue à garantir la réussite de tous, la citoyenneté scolaire devenant alors un " simple moyen pour l'institution de faire valider ou accepter un système de discipline qu'elle ne parvient plus vraiment à imposer " (Barrère, Martucelli, 1998). Face aux ambiguités de la démocratie à l'école, notre interrogation se déplace alors sur la fonction réelle de l'éducation à la citoyenneté relevant des prérogatives du CPE et sur la recomposition d'un paradigme disciplinaire requalifiant ses pratiques, en celles de gardien des valeurs de l'institution. C'est pourquoi cet usage de la citoyenneté comme " police scolaire " semble hypothéquer la professionnalisation des CPE au sens d'une position sociale valorisée dans la division morale du travail. Si un savoir professionnel spécifique semble se constituer dans la connaissance du droit scolaire, la difficulté à gérer l'aspect " disciplinaire " du métier préside aussi à une forte tension professionnelle dans le cadre du quotidien des pratiques ordinaires. Ces contradictions mobilisatrices en terme de dynamique professionnelle, témoignent finalement des difficultés de ces agents sociaux dans un champ scolaire marqué par la ségrégation sociale des filières, des établissements et des catégories d'élèves.

Bibiographie
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