HANNAH ARENDT
LA CRISE DE LA CULTURE
FOLIO ESSAIS 1994 (1972) PAGES 121 A 252

L'autorité | La liberté | Le libre arbitre | La crise de l'éducation

 

 

QU'EST-CE QUE L'AUTORITE ?

La crise de l'autorité a gagné les sphères pré politiques comme l'éducation et l'instruction des enfants où elle a toujours été acceptée comme une nécessité naturelle, manifestement requise autant par des besoins naturels (dépendance de l'enfant), que par une nécessité politique, qui s'exprime par la recherche de la constance d'une civilisation constituée. Cette continuité ne peut être assurée que si les nouveaux venus par naissance sont introduits dans un monde préétabli où ils naissent étrangers. Étant donné son caractère simple et élémentaire, cette forme d'autorité a servi de modèle. Par conséquent le fait même que cette autorité pré politique qui présidait dans les relations adultes-enfants et élèves-maîtres n'est plus assurée, signifie que toutes les métaphores et tous les modèles de relations autoritaires traditionnellement à l'honneur ont perdu leur plausibilité.

L'autorité a existé historiquement et requière une obéissance sans limite. Pourtant elle exclut l'usage de moyens extérieurs de coercition. Là où la force est employée, l'autorité proprement dite a échoué. Elle est également incompatible avec la persuasion qui présuppose l'égalité et opère par un processus d'argumentation. L'autorité peut être définie en l'opposant à la fois à la contrainte par la force et à la persuasion par arguments. La relation autoritaire, entre celui qui commande et celui qui obéit, ne repose ni sur la raison commune, ni sur le pouvoir de celui qui commande. Ce qu'ils ont en commun c'est la hiérarchie elle-même dont chacun reconnaît la justesse et la légitimité, et où tous deux ont d'avance leur place fixée.

Le mot « autorité » et le concept sont d'origine romaine. Il existait deux sortes de régimes auxquels Platon et Aristote pouvaient se référer : l'un venait du domaine politico-publique, et l'autre de la sphère privée de la famille grecque. Les deux philosophes s'appuient sur des expériences de relations romaines liées à la maison et de la famille grecque, où le chef de famille gouvernait en despote avec un pouvoir incontesté sur les membres de sa famille et les esclaves de la maison. Le despote était investi d'un pouvoir coercitif. Cependant c'était cette caractéristique qui rendait le despote impropre à des fins politiques. Son pouvoir coercitif était incompatible non seulement avec la liberté des autres, mais aussi bien avec sa propre liberté. Partout où il gouvernait, il n'y avait qu'une relation : celle du maître et de ses esclaves. Le maître, selon les Grecques, n'était pas libre s'il vivait parmi ses esclaves, sa liberté consistant en la possibilité qu'il avait de quitter complètement la sphère du foyer et d'évoluer parmi ses égaux : les hommes libres. Ce fut après la mort de Socrate que Platon commença à négliger la persuasion, parce qu'elle était insuffisante pour diriger les hommes, et à chercher quelque chose susceptible de les CONTRAINDRE sans user de moyens externes de violence. Il lui est apparu que la vérité est plus forte que la persuasion et l'argumentation. Le substitut de la persuasion proposée par Platon est l'introduction aux lois, dans laquelle leur intention et leur but doivent être expliqués aux citoyens. Soit le savoir du spécialiste inspire confiance, de sorte que ni la force, ni la persuasion ne sont nécessaires pour obtenir l'acquiescement, ou bien celui qui commande et celui qui obéit appartiennent à deux catégories d'êtres complètements différents, dont l'un est déjà implicitement assujetti à l'autre.

Or savoir quoi faire et le faire réellement deviennent des fonctions séparées qui s'excluent l'une de l'autre. Ce qui rend plausible cette thèse est l'inégalité qui règne entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent. L'élément de contrainte réside dans la relation elle-même, antérieurement à l'expression effective du commandement. Le recours à la religion, (l'au-delà récompense ou châtiment), était pour Platon un moyen ingénieux de forcer l'obéissance de ceux qui ne sont pas soumis au pouvoir de la raison, sans avoir effectivement recours à la violence physique. Les libéraux considèrent comme une trahison grave de la laïcité et croient que seule la « vraie laïcité » peut nous guérir de l'influence pernicieuse de la religion, vraie ou fausse, sur la politique. Or tout ce qui remplit la fonction d'une religion est une religion.

La relation entre les vieux et les jeunes est pédagogique par essence, et dans l'éducation rien de plus n'est impliqué que la formation des dirigeants futurs par les dirigeants présents. Si la domination en général joue un rôle, ici il s'agit de quelque chose de tout à fait différent des formes politiques de la domination, non seulement parcequ'elle est limitée dans le temps et l'intention, mais aussi parcequ'elle se produit entre deux personnes qui sont potentiellement égales. Dans le domaine politique on a toujours affaire à des adultes qui ont passé l'âge de l'éducation à proprement parler, et la politique ou le droit de participer au maniement des affaires publiques, commence précisément quand l'éducation est achevée.. L'éducation des adultes, individuelle ou collective, peut être d'une grande importance pour la formation de la personnalité, son plein développement ou son plus grand enrichissement, mais elle est politiquement irredevante à moins que son but ne soit de satisfaire à des exigences techniques non acquises dans la jeunesse pour telle ou telle raison et dont il est besoin pour participer aux affaires publiques. A l'inverse, dans l'éducation, on a toujours affaire à des gens qui ne peuvent encore être admis à la politique et à l'égalité parcequ'ils sont en train de s'y préparer. Politiquement, l'autorité ne peut acquérir un caractère pédagogique que si l'on présume qu'en toutes circonstances les ancêtres représentent l'exemple de la grandeur pour chaque génération successive. Partout où le modèle de l'éducation par l'autorité, sans cette conviction fondamentale, a été appliqué sur le domaine politique, il a essentiellement servi à couvrir une prétention réelle ou projetée à la domination et a prétendu éduquer alors qu'en réalité il voulait dominer. A Rome : la conviction du caractère social de la fondation (une chose fondée devient une obligation pour toutes les générations futures). Cicéron : « En aucun domaine l'excellence humaine n'approche d'aussi près les voies des Dieux que dans la fondation de communautés nouvelles et dans la conservation de communautés déjà fondées ».

Le mot « autoritas » dérive du mot « augere », qui signifie augmenter, dans le sens d'augmenter les fondations. (Celui qui a l'autorité est l'auteur / concepteur de l'invention). Les actions du peuple sont, comme celles des enfants, exposées à l'erreur et demandent donc une augmentation et une confirmation de la part du conseil des anciens (Montesquieu). Le caractère autoritaire de l'augmentation des anciens se trouve dans le fait qu'elle n'est qu'un simple avis, qui n'a pas besoin pour se faire entendre ni de prendre la forme d'un ordre, ni de recourir à la contrainte extérieure. Aussi, les précédents, les actions des ancêtres et les coutumes qu'elles engendraient, étaient toujours liants. Tout ce qui arrivait était transformé en exemple. [St Augustin : « le siège de l'esprit est dans la mémoire. ». L'église au Vème siècle adopta la distinction romaine entre l'autorité et le pouvoir revendiquant pour elle-même la vielle autorité du sénat et abandonnant le pouvoir aux princes du monde. La séparation de l 'église et de l'État implique que le domaine politique a perdu son autorité et avec elle cet élément qui a doté les structures politiques de longévité, continuité et permanence.

Le mot théologie, utilisé par Platon, est utilisé dans la République au moment du dialogue traitant de la fondation des cités. Le Dieu théologique n'est ni un Dieu vivant, ni Le Dieu des philosophes, ni une divinité païenne. Il est un dispositif politique, la mesure des mesures, c'est-à-dire la norme selon laquelle ont peut fonder des cités et établir des règles de conduites pour la multitude. La théologie était une science politique. C'était la partie qui apprenait au petit nombre comment gouverner la multitude. La vérité par sa nature même est évidente et ne peut donc être discutée à fond ni démontrée d'une manière satisfaisante. C'est pourquoi la foi est nécessaire pour ceux qui n'ont pas de yeux pour ce qui est à la fois évident, invisible et hors débat. La vérité ne peut être objet de perversion.

La conséquence la plus importante de la sécularisation, de l'époque moderne est peut-être bien l'élimination de la vie publique, avec la religion, du seul élément politique de la religion traditionnelle : la peur de l'enfer. Elle ne compte plus parmi les motifs susceptibles d'empêcher ou de déclencher les actions d'une majorité. Selon Machiavel : Tout contact entre la politique et la religion doit corrompre les deux. Le fait qu'il ait été conscient en son temps des signes avant coureur de la naissance des nations et les besoins d'un nouveau corps politique (pour lequel il employa le terme jusque là inconnu Lo Stato) l'a fait reconnaître comme le père de l'état nation moderne et de sa notion de raison d'état. Quand Robespierre justifie la terreur : « despotique de la liberté contre la tyrannie », il semble parfois être en train de répéter presque mot pour mot les célèbres thèses de Machiavel, sur la nécessité de la violence pour la fondation de nouveau corps politique et pour la réforme de corps politiques corrompus. Ils font le lien entre la fondation et la dictature. La fondation est l'acte politique central c'est-à-dire le grand acte unique établissant le domaine publico-politique et rend la politique possible. Pour cette fin suprême, tous les moyens et principalement le moyen de la violence, étaient justifiés. Platon recommandait la tyrannie comme étant le gouvernement où le changement est susceptible d'être le plus facile et le plus rapide.

QU'EST CE QUE LA LIBERTE ?

Relation entre liberté intérieure et liberté publique La réponse à cette question est le lieu d'une contradiction : notre conscience nous dit que nous sommes libres et par conséquent responsable (axiome de la liberté humaine, éthique), et nous nous orientons dans notre expérience quotidienne selon un principe de causalité (monde phénoménal, science). Pour Kant, la liberté n'est pas plus constatable dans l'un que dans l'autre champ. Ce serait la pensée elle même qui nous priverait de cette liberté. Kant sauva le concept de liberté en introduisant celui de libre arbitre qui se situerait entre la raison "pure" et la raison "pratique", et qui est indépendant des deux champs. Cette solution opposant l'impératif de la volonté à la compréhension de la raison établit une loi morale, mais n'élimine pas le fait que la pensée fait disparaître la Liberté. Pour le politique le phénomène de liberté est crucial. Pourtant, lors de la pensée philosophique, politique, ou traitant des affaires humaines, on ne se pose pas, dans le dialogue avec soi-même, le problème de la liberté. C'est, historiquement, le dernier terme ayant donné lieu à une question métaphysique de recherche philosophique.

Le champ où la liberté a toujours été connue comme un fait de la vie quotidienne est le domaine politique. En effet l'action et la politique, parmi toutes les capacités humaines, sont les seules choses que l'on ne pourrait concevoir sans le principe de liberté. C'est elles qui font que les hommes vivent ensembles dans une organisation politique. La raison d'être de la politique est la liberté, et son champ d'expérience est l'action.

Cette liberté est l'opposé même de la liberté intérieure, qui échappe aux contraintes extérieures, et fait se sentir le sujet libre. Personne d'autre que lui ne peut accéder à cette liberté. Le caractère dérivé de cette liberté intérieure a laissé dire à des pseudo-philosophes qui ne savaient pas ce qu'était le concept de liberté : "La liberté pour un homme signifie faire ce qu'il désire". Pour Epictète, un homme est libre s'il se limite à ce qui est en son pouvoir, être libre de ces propres désirs. Pourtant, il semble que l'on peut affirmer que l'homme ne saurait rien de la liberté intérieure s'il n'avait auparavant expérimenté une liberté qui soit une réalité tangible dans le monde. Sans une vie publique politiquement garantie, il manque à la liberté un espace mondain où faire son apparition. De nos jours, la politique n'est elle pas compatible avec la liberté que parce qu'elle garantit une possibilité de se libérer de la politique ? Historiquement garantir la sécurité, et donc permettre la liberté était au XVIIème et au XVIIIème la fin de tout gouvernement. A présent il est davantage le garant des intérêts de la société et de ses individus, et protecteur du processus de la vie. La liberté est alors vue comme la limite que le gouvernement ne doit pas franchir pour survivre, et non pas une nécessité immanente. Ainsi nous avons de nos jours séparé la liberté de la politique. Ce n'est pas par désir de liberté que le peuple a désiré faire partie du gouvernement, mais par défiance de ceux qui détenait le pouvoir sur sa vie et sur ses biens.

Peut-on dire que : "La raison d'être de la politique est la liberté" ?

L'action pour être libre doit être sans motif, et sans but visé comme effet prévisible. Elle est guidée par un but futur dont l'entendement a saisi le caractère désirable. Ce dernier ne fait appel à la volonté que parce qu'elle est la seule à pouvoir dicter l'action. L'action si elle est libre, n'est pas plus sous la direction de la volonté que de celle de l'entendement, mais elle a source dans ce qu'Hannah Arendt appelle un principe (au sens de Montesquieu). La validité de ce principe est universelle, il peut être "utilisé" éternellement. C'est en se sens que les Hommes ne sont libres qu'aussi longtemps qu'ils agissent. En effet, être libre et agir ne font qu'un. L'homme politique peut alors être qualifié de virtuose (perfection dans l'exécution même et non seulement dans le produit fini), et par suite parler de la politique comme un art. Il ne faut pas oublier que l'artiste réifie la pensée humaine en créant une chose possédant une existence autonome, ce n'est pas le cas de la politique, on ne peut parler de l'état comme d'une oeuvre, car il n'est pas indépendant de ce qui l'a créé.

L'important n'est pas de savoir si l'artiste créateur est libre dans le processus de création mais que le processus créateur ne se déploie pas en public. C'est une différence entre cet art et les arts d'exécution qui nécessitent un public pour montrer leur virtuosité. L'homme pense souvent que "la liberté parfaite est incompatible avec l'existence de la société". Ce n'est pas tout à fait juste, car le fait de penser n'a jamais été considéré comme dangereux, seule l'action doit être contenue. Le courage est indispensable, autant que la liberté, car en politique ce n'est pas la vie mais le monde qui est en jeu. La raison d'être de la politique est la liberté, mais ce n'est pas qu'un truisme, cette notion est tout aussi évidente que le fait de dire qu'il faut du courage en politique et que nous soyons les premiers à le condamner.

Le libre arbitre

L'idée d'une interdépendance de la liberté et de la politique est en contradiction avec les théories sociales de l'époque moderne. Le problème de l'essence de la liberté est dans le fait qu'un simple retour à la grande tradition ne nous aide pas. Notre tradition philosophique soutient que notre liberté ne s'expérimente que dans un rapport avec soi-même (dialectique du je veux et du je fais). ;La tradition chrétienne associe la liberté avec le libre arbitre. Pourtant si l'on considère que la liberté n'était rien d'autre qu'un phénomène de la volonté, il faudrait en conclure que les Anciens ne connaissaient pas la liberté. La liberté est apparue comme un fait majeur de la philosophie lorsqu'elle fut expérimentée comme quelque chose qui se produisait entre moi et moi-même, et hors du rapport entre les hommes, c'est ainsi que l'on l'a confondue avec le libre arbitre.

La solitude entraîne un processus de discussion entre moi et moi-même qui a l'effet exactement inverse de la volonté et la paralyse (vouloir et ne pas vouloir en même temps). L'effet paralysant de la volonté semble être l'expression d'un "je-veux-et-je-ne-peux-pas" et non plus comme un "je-veux-et-je-ne-veux-pas". On est bien loin du "quand on veut on peut" bien connu des anciens. La philosophie antique n'avait pas imaginé un conflit entre ces deux notions, et pourtant c'est la que la liberté se définie : on aurait pu la définir comme une coïncidence entre le je-veux et le je-peux. Il est vrai que la passion peut aveugler la raison, mais une fois que la raison s'est fait entendre rien ne peut empêcher l'homme de faire ce qu'il sait être bien. En d'autres termes, la volonté-pouvoir et la volonté du pouvoir sont pour Arendt des notions presque identiques. Il ne faut pourtant pas oublier que la volonté est à la fois puissante et impuissante en ce qu'elle est libre et non-libre. Pour Montesquieu et pour les Anciens, il fallait distinguer expressément la liberté philosophique et la liberté politique, et la différence consistait en cela que la philosophie n'exige pas plus de liberté que l'exercice de la volonté indépendamment des circonstances et de la réalisation des buts que la réalité a posés. La liberté politique au contraire consiste à être capable de faire ce qu'on doit vouloir. La volonté-pouvoir chrétienne fut découverte comme un organe de la libération de soi et fut immédiatement mise en défaut. C'est comme si à partir du moment où les hommes voulaient la liberté ils perdaient leur capacité d'être libre. La volonté du pouvoir se transforme alors en volonté d'oppression. C'est une des causes de notre association d'esprit entre le pouvoir et l'oppression, ou du moins de la domination sur les autres. C'est par suite de l'intérêt de la philosophie pour la liberté qu'elle a été appliquée à la politique, et est ainsi devenue un problème politique. Pour Rousseau le pouvoir était indivisible parcequ'une volonté divisée était inconcevable. Cette théorie est vite réfutée par le fait qu'il est absurde qu'une volonté se donne des chaînes pour l'avenir.

Politiquement, cette identification de la liberté à la souveraineté est peut-être la conséquence la plus pernicieuse et la plus dangereuse de l'identification philosophique de la liberté et du libre arbitre. Si les hommes veulent être libres c'est précisément à la souveraineté qu'ils doivent renoncer.

Du double don de la liberté et de l'action Depuis que la liberté s'inscrit dans le cadre des traditions chrétiennes et philosophiques, on a du mal à comprendre qu'il puisse exister une liberté qui ne soit pas un attribut de la volonté mais un auxiliaire du faire et de l'agir. Dans les langues anciennes, il existe deux mots pour exprimer le verbe agir : le premier exprime le commencement par lequel quelque chose de nouveau entre dans le monde. Il exprime les qualités supérieures de l'homme libre qui seul pouvait commencer quelque chose de nouveau. La liberté romaine n'est qu'un héritage transmis par les fondateurs de Rome, leur descendant ne pouvaient parler de leur histoire sans relater les fondements de leur cité, garantie de la liberté romaine. Le concept de liberté ne joue aucun rôle dans la philosophie grecque précisément à cause de son origine exclusivement politique. Pour Saint Augustin Dieu a crée l'homme dans le but d'introduire dans le monde la faculté de commencer : la liberté. Nul doute que la vie humaine soit entourée de processus automatiques (processus de la vie, de la terre, du cosmos...). L'automatisme est inhérent à tous les processus quelle qu'en soit l'origine. Il faut remarquer que de nos jours les processus historiques sont devenus des automatismes. Ce qui d'ordinaire reste intact dans ces périodes de prédestination est la faculté de la liberté elle-même. Mais aussi longtemps que la source de la liberté reste cachée la liberté n'est pas une réalité tangible, elle n'est pas politique. Pourtant lorsqu'elle est présente, et que la vie politique est anéantie il est difficile de croire que la liberté est un phénomène essentiellement politique. Elle semble apparaître comme un signe de virtuosité que seul l'homme semble avoir reçu, et que l'on retrouve dans l'ensemble de ses activités.

La différence décisive entre les "improbabilités infinies" sur lesquelles repose la réalité de notre vie terrestre, et le caractère miraculeux inhérent aux événements qui établissent la réalité historique, c'est que, dans le domaine des affaires humaines, nous connaissons l'auteur des "miracles". Ce sont les hommes qui les accomplissent, les hommes qui, parce qu'ils ont reçu le double don de la liberté et de l'action, peuvent établir une réalité bien à eux.

LA CRISE DE L'EDUCATION

Les bases de l'Éducation américaine

La crise de l'éducation est devenue aujourd'hui en Amérique un problème politique de première grandeur. Il est peu difficile de déceler les problèmes que peut entraîner une baisse de niveau constante dans tout le système scolaire. Il est difficile de la traiter avec autant d'intérêt que les grands maux de ce siècle, mais il ne faut pas la considérer comme un phénomène local. En effet il faut considérer que tout ce qui peut se passer dans un pays pourra dans un avenir plus ou moins proche se reproduire dans un autre pays.

Il est vrai qu'aux États-Unis elle revêt un caractère particulier. L'éducation tient dans ce pays un rôle des plus important : celui d'unifier une nation d'immigrants, de les « américaniser ». Le rôle que prête toutes les utopies politiques de l'antiquité à nos jours à l'éducation est une volonté de fonder un monde nouveau avec ceux qui sont nouveaux par naissance. Ce n'est pas le cas du politique, d'où l'erreur de chercher à "endoctriner" les enfants pour construire une nouvelle nation... L'éducation ne peut jouer aucun rôle politique, vu que dans ce domaine on n'a affaire qu'à ceux qui sont déjà éduqués. Le problème est que si on cherche à construire un "nouveau" monde avec les enfants, nos idées d'adultes sembleront toujours périmées à leurs yeux : cette volonté d'adulte traduit un refus aux nouveaux arrivants d'innovation.

Si le niveau actuel de l'Amérique est faible ce n'est non pas à cause du fait que ce pays est jeune et donc en retard, mais au contraire que ce pays est « avancé » et que personne avant lui n'a expérimenté l'enseignement de masse, ni a accepté de façon si servile et si peu critique les nouvelles pédagogies. Il ne faut pas non plus oublier le concept d'égalité qui a toujours été prioritaire dans la culture américaine. L'école étant obligatoire jusqu'à 16 ans, le collège puis le lycée font suite à l'école primaire, il n'existe pas de secondaire comme en Europe ; ce sont les facultés qui doivent préparer les jeunes à faire des études supérieures. En Angleterre, à 11 ans tous les enfants passent un examen. Seuls 10 % d'entre eux pourront continuer leurs études. Il s'instaure alors une oligarchie, basée non plus sur la richesse ou la naissance, mais sur les aptitudes. Il n'est pourtant pas évident de considérer que les plus doués sont les meilleurs. Si la crise de l'éducation aux États-Unis est si aiguë, c'est le caractère politique du pays qui cherche à abolir toutes les différences, que ce soit entre les doués et les non-doués, ou entre les jeunes et les adultes, voire entre les élèves et leur professeur.

D'où un réel problème d'autorité pour les enseignants. Raisons des choix américains en matière d'éducation Trois idées de base permettent de comprendre pourquoi l'Amérique a pris de telles mesures dans le domaine de l'éducation. La première est qu'il existe un monde de l'enfant et que cette société doit dans la mesure du possible être autonome et se gérer elle-même. Les adultes doivent se borner à assister ce gouvernement. Il ne faut donc pas prendre en considération l'individu mais le groupe. L'autorité d'un groupe est bien plus forte que celle d'un individu, l'enfant ne peut donc se révolter. Les enfants ont tendance à vouloir s'échapper, mais le monde des adultes leur est fermé. Ils réagissent soit par conformisme, soit par la délinquance juvénile, souvent par un mélange des deux. La deuxième a trait à l'enseignement. La pédagogie est devenue une science très éloignée de la matière à enseigner. La formation des enseignants était donc principalement basée sur les formes de l'apprentissage et non plus sur les contenus des enseignements. La troisième idée est qu'il faut substituer dés que possible le faire à l'apprendre. Il ne fallait pas inculquer un savoir mais un savoir-faire. L'enfant n'étant intéressé que par le jeu, tout apprentissage devait être tourné de façon à être ludique. Ce système laisse l'enfant dans un monde infantile, alors que l'école a pour but de construire un futur adulte. Sous prétexte de respecter l'indépendance du monde de l'enfance on les exclut du monde des adultes. La crise américaine est due à la prise de conscience de ces trois idées, et de l'effort qui est tenté de tout réformer. La question qui se pose n'est pas : comment va s'en sortir le système américain ? Mais plutôt comment a-t-on pu pendant des années agir de la sorte contre tout bon sens ? Et deuxièmement quelles leçons tirer de cette crise quant à l'essence de l'éducation.

Quelles leçons tirer de cette crise quant à l'essence de l'éducation ?

L'enfant se présente sous deux aspects à l'éducateur : il est nouvel humain dans un monde qui lui est étranger, et il est en train de devenir un être humain. Les parents n'ont pas qu'à introduire dans la vie leurs enfants, ils doivent assumer la responsabilité de la vie et du développement de l'enfant, mais aussi celle de la continuité du monde. L'enfant doit être protégé du monde extérieur dans l'enceinte de son foyer. En essayant d'instaurer un monde propre aux enfants, l'éducation moderne détruit les conditions de leur développement et de leur croissance. La particularité de la société moderne est de considérer la vie comme le plus grand des biens. C'est pour cette raison que les sociétés modernes ont affiché tout ce qui dans l'intimité préservait et enrichissait la vie, dont l'éducation des enfants. Aussi grave que puisse paraître ce non-repect de la croissance vitale des enfants, il était involontaire, et même basé sur le bien-être de l'enfant. L'école est la première entrée du jeune enfant dans le monde. Pourtant elle n'est pas représentative de la société et se situe plutôt à l'interface entre le foyer et le monde extérieur. C'est l'État qui impose la scolarité, pas la famille. L'éducateur, pour le jeune enfant représente le monde, et est responsable de cette société qu'il n'a pas construit et dans laquelle il doit accompagner ce nouvel arrivant. La compétence de l'enseignant consiste à connaître le monde et transmettre cette connaissance aux enfants ; son autorité se fonde sur son rôle de responsable du monde, qui présente au enfant : "voici notre monde".

La crise actuelle de l'autorité est due au fait que l'autorité ne joue aucun rôle dans la vie publique et politique, cela signifie que l'on ne veut plus demander à personne de prendre ni confier à personne aucune responsabilité. La responsabilité de la marche du monde n'étant plus assurée par les dirigeants elle est confiée à chacun d'entre nous. L'autorité dans l'éducation n'a pas été abolie par les enfants mais abandonnée par les adultes qui ne voulaient plus prendre leur responsabilité face au monde qu'ils présentaient aux enfants. Depuis des temps immémoriaux l'autorité que les parents ont vis à vis de leurs enfants ou le professeur vis à vis de son élève permettait d'expliquer l'autorité politique. Lorsqu'une des deux parties s'effondre comment ne pas remettre en question la seconde ? L'éducation doit permettre aux enfants de reconstruire le monde, il faut en effet constamment le mettre en place car ses habitants, eux-mêmes changeants, l'usent. Elle doit donc permettre aux enfants d'apporter une nouveauté qui sera le ferment d'un monde déjà vieux, c'est en cette fonction de préservation de la nouveauté de l'enfant qu'elle est conservatrice.

Le conservatisme d'Hannah Arendt

Il est actuellement difficile de se limiter à cette seule fonction de conservation. L'éducateur doit faire le lien entre l'ancien (traditions qu'il doit respecter) et le nouveau. Auparavant le passé était considéré comme un modèle, l'éducateur n'avait donc aucune difficulté à le respecter. Pour Polybe éduquer c'est "vous faire voir que vous êtes dignes de vos ancêtres". Le problème de l'éducation moderne tient dans le fait qu'elle ne peut rejeter les traditions et l'autorité, mais qu'elle doit s'exercer dans un monde qui n'est plus structuré par l'autorité ni retenu par la tradition. Il faut donc séparer le monde des adultes, où l'on peut nier toute autorité et rejeter toute tradition, de celui de l'éducation qui se doit de les protéger. Le rôle de l'école est alors d'apprendre aux enfants ce qu'est le monde et non pas leur inculquer l'art de vivre, et il faut se rappeler qu'on ne peut pas plus éduquer des grandes personnes que traiter des enfants en adulte. Il ne faut pourtant pas pour autant isoler les enfants du monde dans lequel ils évolueront un jour.

L'éducation est le point où se décide si nous aimons suffisamment notre monde pour en assumer la responsabilité, et de plus, le sauver de cette ruine qui serait inévitable sans ce renouvellement et sans cette arrivée de jeunes et de nouveaux venus. C'est aussi avec l'éducation que nous décidons si nous les aimons assez pour ne pas les rejeter de notre monde ou les abandonner à eux-mêmes, ni pour leur enlever toute chance de mettre en oeuvre quelque chose de neuf que nous n'avions pas prévu, et de les préparer à la tâche de renouveler un monde commun.

 

 



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