Les mille mensonges de l'École

François Dubet est professeur à l'université Victor-Segalen (Bordeaux II). Il a dirigé le rapport Le Collège de l'an 2000, remis en juillet 1998 au ministre de l'éducation nationale. (La Documentation française, 1999)

Claude Allègre est parti, Jack Lang l'a remplacé au ministère de l'éducation nationale, la rentrée 2000 a toutes les chances d'être plus paisible que les précédentes. On peut en être soulagé ou préoccupé.

François Dubet, observateur privilégié et engagé du système éducatif, tente ici un diagnostic complet du mal qui ronge l'école républicaine. Car chacun sent que l'école ne va pas bien. Le malaise des professeurs, l'écœurement des élèves, l'angoisse des parents sont latents. Mais il suffit qu'on tente de changer quoi que ce soit pour qu'ils explosent en protestations. La plainte scolaire ne veut connaître qu'un seul baume: des moyens supplémentaires. Est-ce la bonne réponse? L'enjeu éducatif, central dans la société du savoir qui se met en place, n'appelle-t-il pas une réflexion plus large sur ce qu'il faut enseigner, et comment? On ne sortira pas du blocage compulsif sans s'avouer les mensonges pieusement entretenus. Ni sans renvoyer aux instances politiques le débat nécessaire: l'école ne peut se transformer elle-même, souligne-t-il.

Pour l'historien Jean-Pierre Rioux, la crise de l'éducation est avant tout une crise de l'autorité. Mai 1968 a sanctionné la fin de l'enseignement élitiste, mais l'école n'a pas été capable d'inventer une pédagogie alternative. Elle a fini par placer l'élève au "cœur" de l'éducation, tout simplement parce qu'elle ne savait plus quelles valeurs transmettre.

Le chercheur québécois Maurice Tardif confirme ces réflexions à l'échelle internationale. Pour lui, les systèmes éducatifs occidentaux se sont massifiés après la Seconde Guerre mondiale, mais ils ont échoué à assurer aux nouvelles générations l'égalité des chances dans la société. L'heure est venue de poser la question, éminemment politique, du sens de l'école dans nos sociétés.

François Dubet : École de la République ou de la nation?

En quarante ans, l'école élitiste de la République est devenue une école de masse qui, aux yeux des élèves, n'est plus l'unique source de savoir. Confrontation à un public nouveau, perte d'autorité: pour les enseignants, le coup est rude. Quelles réponses leur apporter aujourd'hui?

Claude Allègre n'a pas été un ministre des plus adroit. Le style même, le va-et-vient entre les déclarations tonitruantes et les reculs discrets ont fini par bloquer la machine dans un face-à-face caractériel où le rejet du ministre a fédéré les alliances les plus hétéroclites et les plus contradictoires. Certains ont manifesté pour la réforme et contre le ministre, d'autres contre la réforme et contre le ministre.

L'arrivée de Jack Lang et d'un style politique symétriquement inverse à celui de Claude Allègre a, de toute évidence, calmé le jeu: toutes les réformes ne sont pas enterrées et les groupes de pression les plus inquiets ont été désarmés au prix d'un léger alourdissement des horaires des élèves, de déclarations prudentes et de promesses de concertations. La réforme des lycées professionnels est passée à la trappe, ce que l'on pourra considérer soit comme "une victoire des travailleurs", soit comme une abdication sans principe devant les corporatismes les plus raides.

Plusieurs leçons peuvent être tirées de ces trois années de crise. La première, qui n'est pas mince, rappelle le rôle de la politique pure avec ce qu'elle suppose d'adresse, de sens du compromis, de capacité à manier simultanément les symboles et les marchandages, de jouer avec une administration dont les capacités de freinage ne sont pas légères… Mais ce serait donner dans la facilité que de croire que l'échec relatif ou le succès mitigé de ce train de réformes tient seulement à l'adresse d'un ministre. Avec des styles bien différents de celui de Claude Allègre, Alain Savary, Alain Devaquet, Lionel Jospin ont connu les mêmes déboires et tous ont vu leur succéder des ministres chargés de calmer le jeu avant une échéance électorale. Enfin, on s'étonnera de voir que des réformes aussi modestes, une once de pluridisciplinarité, un zeste d'instruction civique, un ajustement des programmes aux pratiques réelles, un infléchissement de la formation des professeurs vers l'apprentissage d'un métier, ont plongé le monde de l'école dans une querelle théologique sur la nature de la République et ont mis des centaines de milliers de manifestants dans la rue.

École de masse.
La grande affaire est connue de tous. Depuis les années soixante, l'école républicaine fondée par la IIIe République est devenue une école démocratique de masse. Cette longue évolution a introduit quatre changements fondamentaux qu'il nous faut aujourd'hui considérer obstinément comme des faits avant que de les juger.

Le premier est le passage de l'élitisme républicain à la sélection continue: l'enseignement secondaire n'étant plus réservé aux seuls héritiers et à l'élite scolaire des enfants du peuple, il est ouvert à tous et tous y sont progressivement sélectionnés. Dès lors, l'ajustement "naturel" des attentes des élèves et de celles de leurs professeurs s'est brisé et la plainte pédagogique s'est installée au cœur du discours des enseignants du secondaire: les élèves ne sont pas faits pour le lycée et le collège tels qu'ils sont, beaucoup pensent qu'ils n'y ont pas leur place et rêvent secrètement d'un retour de l'examen d'entrée en 6e ou de l'orientation en fin de 5e. L'idéal pédagogique s'est figé dans la nostalgie d'une école produisant 10% de bacheliers dans une classe d'âge (ce qui est à peu près le pourcentage d'élèves en classe préparatoire aujourd'hui). Du point de vue des élèves, l'école affirme à la fois leurs droits égaux à la réussite et l'inégalité de leurs performances, elle est à la fois la machine qui les intègre et celle qui les exclut. Ils ont le droit d'entrer en Deug, et celui de ne pas en sortir pour la moitié d'entre eux.

Le deuxième changement tient à la multiplication des diplômes. Devenus indispensables pour se distinguer, ils accentuent les conduites instrumentales et les attentes utilitaires des élèves et de leurs parents. Les esprits les plus généreux et les plus convaincus des valeurs de la grande culture n'ignorent pas, dès qu'il s'agit de leurs enfants, la nécessité de faire des choix judicieux sur le "marché" scolaire. Et les enseignants ne sont pas les stratèges les plus naïfs en la matière. Aussi, en même temps que l'école se démocratise en offrant plus de diplômes, elle accentue les écarts, ou ne les atténue pas, entre l'élite et les établissements les plus difficiles. Durant les trente dernières années, la démocratisation scolaire a été simultanément forte et "ségrégative", et c'est peu dire que l'école a été désenchantée.

L'ouverture de l'école à tous y a fait entrer, de fait, tous ceux dont l'école républicaine n'avait pas à se préoccuper au-delà de l'école élémentaire. Les professeurs ont beau dire qu'ils ne sont ni des travailleurs sociaux, ni des psychologues, ni même - affirment certains d'entre eux - des pédagogues, il reste que les problèmes sociaux sont là, dans les murs de l'école. La violence des élèves qui se sentent à la fois avalés par l'école et exclus en son sein le rappelle tous les jours. Le professeur d'autrefois ne rencontre plus les élèves traditionnels que dans les établissements chics.

Enfin, même si l'on peut avoir les plus grandes réserves à l'encontre de la culture de masse et des nouvelles technologies de l'information, elles sont là et l'école n'a plus le monopole de la grande culture, de celle qui permet de grandir et de s'ouvrir au monde. Bref les élèves ne sont plus captifs, moins encore captivés, et l'ennui s'installe dans bien des classes quand les connaissances scolaires ne paraissent pas avoir d'autre finalité que d'étayer la sélection dans un processus de distillation fractionnée. La socialisation scolaire ne peut plus faire comme si les élèves n'étaient que des élèves, comme s'ils n'étaient pas aussi des sujets plus autonomes qu'ils ne l'ont jamais été, comme s'ils ne voulaient pas être traités comme des individus.

Collège unique.
Face à cette longue évolution, les professeurs ont su s'adapter et se convertir afin de continuer à faire leur travail. Le monde des pratiques est beaucoup plus imaginatif, généreux, ouvert qu'on ne le croit souvent. Sans cela le système ne tiendrait pas et Claude Allègre aurait dû le reconnaître bien plus qu'il ne l'a fait. Mais en même temps, tout cet effort d'adaptation de l'école au monde réel est vécu comme un renoncement et comme une abdication par certains, comme une activité vaguement honteuse par d'autres et, parfois, comme une action sans principe puisqu'on ne voit pas vers quel type d'école il engage l'avenir. En fait, l'école républicaine française s'est adaptée sans jamais tirer les conséquences de son changement de nature, sans renoncer à ce qu'elle considère comme une forme éternelle et universelle. École de la Culture, de la Nation, de la République et de l'élitisme républicain, elle n'a jamais vraiment fait le choix délibéré d'être une école démocratique de masse. Le grand écart entre les pratiques et les idéologies est devenu la règle parce qu'il n'a jamais semblé possible de changer la règle sans renoncer au cœur de la croyance. L'école républicaine est entrée dans le siècle, elle s'est ainsi laïcisée sans le vouloir, et toute atteinte aux dogmes fondateurs est vécue comme la fin de l'école elle-même.

Prenons un exemple très simple. Le collège unique est l'école de tous, il est l'école obligatoire commune. En même temps, dès 1956, le SNES, la Société des agrégés, le SNALC (syndicat national des lycées et collèges) et les associations de professeurs de langues anciennes ont obtenu que ce collège soit totalement conçu comme le premier cycle du lycée d'enseignement général. L'ambition de l'élitisme pour tous est certes louable; il n'empêche que plus de la moitié des élèves, ceux qui seront les ouvriers et les employés de demain, ne mesurent dans ce collège que leur incapacité à être des élèves dignes de la vraie culture scolaire. Non seulement ces élèves souffrent et sont humiliés, mais leurs professeurs sont mis dans des situations impossibles. Mais veut-on redéfinir le collège et changer les règles du jeu? Tout reflue vers la défense d'un modèle et d'un idéal fixés dans un passé incertain, la discussion pragmatique s'étiole et bascule vers la défense d'une identité tournant le dos à l'expérience commune et aux faits les mieux établis.

Perfection.
Pour les uns, républicains autoproclamés, et dont la dénonciation de la chute du niveau et de la culture est devenue le fonds de commerce, l'école républicaine d'antan et le grand lycée parisien d'aujourd'hui incarnent une perfection pédagogique et sociale à laquelle il faut se tenir. Dans cette perspective, tout changement et toute professionnalisation des enseignants est une chute, une décadence programmée par la mondialisation, une atteinte à la culture et à l'identité nationales. S'étonner du recrutement des Grandes Écoles, c'est pactiser avec le diable libéral.

Les enseignants qui adoptent ce point de vue pensent que leur formation et leur vocation leur donnent droit à une certain type d'élèves, en fait à leurs enfants ou à l'élève qu'ils furent. Pour les autres élèves, ils ne disent rien et la conclusion, jamais explicitée, se devine: ils n'ont pas leur place au collège et au lycée puisque les enseignants ne sauraient être des "pédagogues", le mot étant brandi comme une injure dans les tribunes les plus vindicatives. Dire que l'école ne forme pas que des prix Nobel, des agrégés et des universitaires est vaguement perçu comme une abdication démagogique devant la culture de masse, comme un recul de la civilisation. Pourtant, ce discours est bien éloigné de l'expérience de la plupart des professeurs, mais il n'empêche qu'il soude la communauté sur les valeurs qui fondent son honneur, qu'il crée un semblant d'unité entre les professeurs de ZEP et ceux des classes préparatoires, qu'il mêle une partie de la gauche orthodoxe et de la droite conservatrice dans la défense d'un ordre régulier. Déplace-t-on une heure de cours? La République, la civilisation et la nation n'y survivront pas car la Raison universelle ne saurait se compromettre avec les élèves tels qu'ils sont.

À côté de cette rêverie réactionnaire, fût-elle universaliste et de "gauche", se tient un conservatisme bien tempéré, celui des "moyens". Il s'agit de répondre aux défis de l'école et aux épreuves du métier d'enseignant en multipliant les moyens afin de sauvegarder une forme de culture scolaire et de pédagogie de plus en plus difficile à maintenir. Les moyens doivent conserver l'école en l'état. Pourquoi pas, puisque le changement n'est pas une vertu en soi? Mais il faut à ce propos rappeler quelques faits qui ne font pas forcément plaisir. Le budget de l'éducation nationale a connu une très forte croissance depuis trente ans, le nombre d'élèves par classe a diminué et l'on sait que faire la même chose plus souvent avec moins d'élèves ne suffit pas à améliorer leurs performances. Autant il est normal que les organisations syndicales demandent de meilleures conditions de travail pour les enseignants, autant il est illusoire d'affirmer que celles-ci sont fatalement favorables aux élèves.

Tant qu'elle n'est pas associée à une transformation sérieuse des pratiques, la demande de moyens vise uniquement à préserver le noyau dur du métier en se débarrassant du "sale boulot" relationnel sur des spécialistes, des volontaires et des emplois précaires. Alors que le discours républicain défend le dogme contre le monde, l'appel aux seuls moyens efface les contradictions et les conflits d'un corps enseignant traversé par mille clivages. Conservateurs ou réformistes, parents ou professeurs, qui est contre les moyens?

La troisième position se pare de toutes les plumes de la sagesse. Même si l'école ne se réforme pas, elle change devant la force des faits. Il suffit de laisser faire, d'accroître l'autonomie des établissements et des pouvoirs locaux, de laisser libres les parents qui peuvent choisir les établissements et les filières, et chacun finira bien par trouver l'école qui lui convient. Le libéralisme n'a pas besoin de s'affirmer comme un modèle politique pour se mettre en place dans les faits. Ici, il suffit de parier sur le bon sens. Pourquoi donc maintenir dans une scolarité commune jusqu'à 16 ans des élèves "intellectuels" et d'autres "manuels", des futurs normaliens et des futurs ouvriers? Évidemment, il est rare que ceux qui parlent ainsi pensent que leurs enfants sont ou seront les "manuels" et les employés de demain. Dans un système scolaire qui s'ouvre nécessairement aux contraintes de la société, ne rien faire, c'est choisir, de fait, la dérégulation, même quand elle est agrémentée d'expériences pédagogiques novatrices qui ne manqueront pas d'être encouragées dans les marges du système, pour les élèves considérés comme "perdus".

La République en danger?
Parce que l'école française a été identifiée aux Lumières, à la Nation et à la Raison, bien des professeurs, plus encore des intellectuels, opposant une citation de Péguy ou de Condorcet à la trivialité d'une statistique sociologique, transforment cette forme scolaire en dogme sacré et refusent tout changement des rites et du statut des fidèles. Leurs adversaires sont des traîtres à la Raison, à la Nation et à la Science, et les agents d'un contre-modèle aussi radicalement négatif qu'ignoré, celui de l'école anglo-saxonne. Or la République n'est pas en danger quand le ministère suggère de ne pas cibler toute la pédagogie du français et de la philosophie sur la dissertation. Elle est plus sérieusement menacée quand moins de 10% des élèves choisissent cet exercice au baccalauréat parce qu'ils ne le maîtrisent pas au bout de sept années de collège et de lycée. La République n'est pas en danger quand la formation des professeurs n'est pas centrée sur leur seul niveau scientifique, elle est plus fragile quand une grande partie des élèves pensent que l'école n'est pas faite pour eux. La République n'est pas en danger quand le collège donne une culture commune aux citoyens de ce pays, elle l'est quand il fonctionne comme une gare de triage vouée à la sélection de futures élites et à la relégation des autres élèves.

Ce qui menace l'école, c'est l'extraordinaire distance entre les principes qu'elle affiche à ses frontons et la réalité des pratiques et des expériences des acteurs qui la composent, surtout ceux que l'on n'entend guère, même quand ils manifestent ou quand ils sont violents: les élèves. La réduction de cette distance entre les principes et les élèves tels qu'ils sont suppose plus que des ajustements locaux et de la bonne volonté. Trois grands problèmes politiques ne peuvent pas être évités.

Le premier d'entre eux concerne la définition de la culture commune. Dès lors que tous les élèves vont au collège et que plus de 70% des jeunes sont toujours scolarisés à 20 ans, on ne peut éviter de définir ce que doit savoir, au moins, chaque citoyen sortant de l'école obligatoire. Cette question a été soigneusement évitée par la logique même des programmes qui font de chaque niveau scolaire la préparation du suivant selon une logique commandée uniquement par l'aval. L'impasse est particulièrement visible au collège qui participe de la scolarité obligatoire, mais dont le programme reste essentiellement défini par l'excellence du lycée d'enseignement général auquel n'accédera qu'un élève sur trois. Qu'apprend-on aux autres? Or, si ce mécanisme est inévitable, il ne dispense pas de s'interroger sur les connaissances et les compétences qu'une démocratie entend offrir aux individus qui la constituent.

Cette capacité politique, les fondateurs de l'école républicaine l'ont affirmée. Mais si l'on considère que l'enseignement d'une discipline appartient uniquement à ceux qui l'enseignent, quel autre horizon peut-elle se donner que l'agrégation dans cette discipline? Ni la rhétorique républicaine, à moins qu'elle charge ses philosophes des responsabilités que leur accordait Platon dans sa République, ni l'appel aux moyens, ni l'adaptation libérale aux demandes ne peuvent répondre à cette question. Il est moins facile d'imaginer l'ensemble de connaissances et de compétences capables de garantir le minimum d'autonomie, de citoyenneté et de capacité de poursuivre des études. Mais il faut cesser de définir des idéaux auxquels personne ne peut prétendre et choisir résolument de s'engager sur le terme de "minimum", sur ce que doit savoir "au moins" le plus faible des élèves. Ceux qui voient dans cette orientation un renoncement font semblant d'ignorer que les garanties offertes aux plus faibles n'ont jamais empêché les autres d'aller au-delà. Le sport de masse a-t-il jamais freiné la qualité de l'élite? Que doit-on connaître de nos racines et de nos cultures, que doit-on connaître des techniques, comment armer les élèves face aux médias qui les informent et les manipulent à la fois? Et puis la création d'une culture commune serait un bel exercice de définition de la citoyenneté, de la culture et de la nation.

Le deuxième problème est celui de la définition du métier d'enseignant. Même s'il est clair que la vocation d'un professeur est la transmission de connaissances et de compétences, cela ne signifie nullement que cette activité doive être, de tout éternité, comprise comme une pédagogie frontale: le travail des élèves sera plus individualisé, les modes d'évaluation seront diversifiés, les technologies nouvelles proposeront des pédagogies alternatives… Soit ces activités seront abandonnées au privé, soit elles entreront dans l'école selon une division taylorienne du travail faite d'une accumulation de spécialités de plus en plus fines, soit le service des enseignants sera redéfini. C'est ce que suggérait déjà le rapport Meirieu préconisant une division du temps de travail entre les cours, la présence dans l'établissement pour des activités multiples et la préparation de ce travail. La définition de l'activité d'un fonctionnaire doit être négociée avec les organisations syndicales, mais elle est d'abord de nature politique dans une société démocratique.

Mauvaise foi.
Enfin, il faut une sérieuse dose d'ignorance ou de mauvaise foi pour ne pas voir que notre système scolaire fonctionne de plus en plus comme un marché dans lequel les établissements, les filières et les disciplines sont pris, en des jeux de concurrence arbitrés par les groupes disposant de fortes ressources sociales et culturelles, tout en maintenant, pour les autres, le décor d'une école républicaine parce qu'ils n'ont pas le choix. Il est banal de ne pas raisonner de la même manière pour les élèves en général et pour ses enfants en particulier. Soit ce mécanisme est reconnu, et il faut alors en définir les règles, soit, comme je le souhaite fortement, il est refusé, mais il faut en tirer les conséquences sur la nature du pilotage du système éducatif. Là encore, le jeu des aménagements locaux ne peut faire l'économie d'un choix politique.

Longtemps, le système scolaire a été régi par les normes: par des règles générales édictées par le centre et mises en œuvre par les acteurs de l'école. Plus le système s'est étendu et diversifié, moins ces normes ont été efficaces, et chacun s'adapte comme il peut et comme il veut, ce qui, d'ailleurs, assure la survie du système. Mais moins les normes sont efficaces, plus le centre en produit et moins elles sont suivies d'effets. Progressivement, l'inspection de conformité doit être remplacée par une évaluation continue du système à partir des résultats et de ses productions réelles. En même temps que l'autonomie des acteurs doit être renforcée, elle doit être contrebalancée par une évaluation continue des conséquences et des effets des pratiques afin de mieux répartir les ressources et de garantir une véritable équité de l'offre éducative. L'école a les moyens de ne plus être trop aveugle sur elle-même et ceux qui voient dans cette évaluation continue une "logique libérale" s'accommodent aisément des mille mensonges que l'école entretient sur elle-même et dont les plus faibles sont, évidemment, les victimes.

École de la nation.
La plupart des professeurs se plaignent de la situation de l'école, la plupart d'entre eux ne sont pas conservateurs par nature et s'identifient aux valeurs les plus généreuses. Mais il ne reste pas grand-chose de toutes ces intentions dès que l'on passe au niveau de l'action collective. Le système des corporatismes multiples structurés par les statuts, les disciplines, les secteurs d'enseignement, fige toujours le jeu et l'on finit par voir les enseignants combattre collectivement ce qu'ils demandent individuellement. Combien de professeurs demandent du temps pour élargir leur champ d'activité tout en soutenant les mots d'ordre hostiles à l'évolution du métier sous prétexte de n'être ni des "éducateurs", ni des "pédagogues", ni des "travailleurs sociaux"? Combien d'entre eux trouvent les programmes excessifs et se battent contre le lycée "light" affirmant ainsi que l'école doit être jugée en fonction de ce qu'elle affiche et non de ce qu'elle fait?
Tant que les réformes scolaires resteront circonscrites au champ clos des négociations entre les organisations syndicales, les corporations, les différents corps, les "bureaux" et le ministre, aucun pas décisif ne sera franchi et les syndicats les plus raisonnables ne prendront pas le risque de se voir débordés par des coordinations "sauvages" demandant plus de mille postes pour un département, comme si, sous le prétexte que l'école est gratuite, elle n'avait pas de prix. On ne pourra sortir de ce jeu vaguement compulsif qu'en rappelant que si l'école est faite par les enseignants, elle n'est pas faite pour eux.

Débat politique.
La somme des revendications et des intérêts, fussent-ils honorables et légitimes, ne fait pas une politique. On doit rappeler que l'école appartient à la nation et que c'est aux représentants élus de la nation de dire quelle école est souhaitable. Tant d'intérêts contradictoires se nouent dans l'éducation que cela demande un certain courage politique. Mais si l'on se place, un instant, du point de vue des élèves qui n'ont pas la chance d'appartenir aux classes moyennes et supérieures qui tirent leur épingle du jeu de toute façon, il faut bien que le politique se saisisse de l'école et cesse d'en confier le destin à ceux qui en vivent. Je ne suis pas certain que les professeurs et leurs organisations perdraient au change, car on ne peut pas éternellement demander aux enseignants d'être à la fois les auteurs des réformes et ceux qui les appliquent et les subissent. À part la demande de moyens, rien ne peut sortir d'un jeu de cette nature.

À l'heure où le débat politique semble se vider parce que les politiques économiques ne sont plus seulement nationales, parce que bien des problèmes procèdent des ajustements locaux, parce que le cadre européen s'impose progressivement, on peut s'étonner de l'absence de l'école dans le débat politique. Alors que les Français sont passionnés par les questions scolaires, alors que cette passion est à la fois une force et une difficulté, il faut que les politiques scolaires procèdent d'un choix démocratique, d'un débat politique. Peut-on se satisfaire de voir les députés voter un budget sans jamais discuter du sens de l'école et des politiques scolaires? Sans doute les crises à répétition ont-elles rendu les hommes politiques prudents, mais cette prudence est devenue trop dangereuse pour être considérée comme une forme de sagesse. Et puis, à quoi sert la politique si elle renonce à construire un intérêt commun?

François Dubet

© Le Monde des Débats, Septembre 2000

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