LA VIOLENCE EN MILIEU SCOLAIRE
'Etat des lieux'
Eric DEBARBIEUX

Bas de page

Chapitre 1 : Fragments d’histoire de la violence scolaire

La violence est-elle un phénomène nouveau ? Existait-elle quand l’école était plus close, plus autoritaire, plus sûre de ses valeurs ? Rien n’est moins sûr.

1- Il régnait autrefois une brutalité importante dans les écoles et ceci depuis l’antiquité : on avait la certitude que l’enfance était un état de sauvagerie et que l’éducation consistait principalement en un redressement. On avait une représentation pessimiste de l’enfance qui entraînait des mœurs pédagogiques très rudes.

On assistait, en réponse, à de véritables révoltes d’élèves qui étaient elles-mêmes très violentes (voir la célèbre révolte du lycée Louis le Grand de 1883). Ainsi la violence a existé dans des lieux protégés et une des leçons que l’on peut en tirer est la suivante : il n’a jamais suffit de punir pour faire disparaître la violence à l’école.

2- Le 20ème siècle voit se calmer le monde scolaire. En effet, une lente mutation des représentations de l’enfance a aboutit progressivement à une dévalorisation de la brutalité des éducateurs. L’enfant n’est plus perçu comme un sauvage qu’il faut dresser mais plutôt comme une âme innocente que l’on mène peu à peu sur le chemin de la raison et du savoir.Donc pacification des violences scolaires, tant du côté des adultes que des élèves.

A partir de là, deux modèles théoriques opposés se sont construits à propos de la violence :

1er modèle : représenté notamment par J-C Chesnais dans Histoire de la violence (1981).
Selon sa théorie, la violence était beaucoup plus importante dans les sociétés anciennes et notre sentiment d’insécurité serait plutôt de l’ordre du fantasme. Mais, ce faisant, l’auteur adopte une définition dure et restrictive de la notion de violence (une violence physique grave). La violence morale (les incivilités) ou économique (contre les biens) ne sont pas prises en compte dans ce modèle.

2nd modèle : la définition de la violence varie à travers les âges et il ne sert à rien de "nier la légitimité de l’inquiétude devant la montée de la violence urbaine " selon S.Roché (1994).

Le modèle de Chesnais est obsolète car il se concentre seulement sur un certain type de violence en excluant précisément celles qui se développent massivement : la délinquance et ses désordres.

Si l’on s’en tenait uniquement à cette définition restrictive, nous manquerions sans aucun doute ce qu’on appelle violence à notre époque pour Debarbieux. Il convient donc de la définir plus précisément.

Chapitre 2 : Définir la violence

Cette notion revêt avant tout un caractère relatif, elle dépend des codes sociaux, juridiques et politiques des époques et des lieux où elle prend sens.

Ainsi, ce qui n’était à une époque qu’une forme de socialisation (les violences entre élèves, maîtres, etc. ), est perçu maintenant comme de la violence (le "bien " d’une époque est devenu le "mal " d’une autre époque ). Notre rapport à la violence change, évolue et sa définition dépend essentiellement de ce rapport. C’est donc lui qu’il convient d’examiner.

En outre, la violence perçue n’est probablement pas la même selon le groupe de référence : il existe bien des différences de représentation selon les groupes sociaux et aussi selon l’état psychologique de chaque individu.

Il ne s’agit donc pas de rechercher un sens universel à la violence car la "vérité " d’un phénomène social résulte du sens que donne le sujet aux événements et aux actes (Max Weber ) : une classification objective n’est guère utilisable.

Certes, il existe divers degrés de violence et les classifications comme celle du Nouveau Code Pénal sont précieuses pour l’évaluation de la gravité des faits : l’école n’est pas en situation d’extraterritorialité et tout le Droit doit y être appliqué. Mais une telle approche est trop restrictive car c’est bien plus l’impalpable, les incivilités qui construisent l’insécurité et donnent un sentiment d’impuissance.
Ce ne sont pas nécessairement des comportements illégaux, au sens juridique, mais des infractions à l’ordre conçu dans la vie quotidienne (des transgressions aux codes élémentaires de la vie en société ). Ceci explique l’insécurité ressentie par les personnes, alors qu’elles n’ont pas forcément été des victimes directes de crimes ou de délits.

La violence se compose donc de trois éléments essentiels : 

En conclusion, nous pouvons dire que la violence est la désorganisation brutale ou continue d’un système personnel, collectif ou social se traduisant par une perte d’intégrité qui peut être physique, psychique ou matérielle (et ceci sans qu’il y ait forcément agresseur ou intention de nuire ). Elle est dépendante des valeurs, des codes sociaux et des fragilités personnelles des victimes et peut s’actualiser dans un des trois domaines cités plus haut.

 

Chapitre 3 : Les chiffres de la violence

Il est nécessaire de se pencher sur les chiffres dont nous pouvons disposer, afin de voir si le sentiment d’une augmentation de la violence est fondé ou non. Quelques enquêtes ont été menées mais il convient de souligner leur caractère partiel : elles ne prennent en compte qu’une partie du problème, la dimension des crimes et délits. D’ailleurs, jusqu’en 1993, il n’existe pas de comptabilité régulière du taux de criminalité en milieu scolaire.

Mais déjà, à la fin des années 70, les rapports de l’inspection générale montrent que le problème (crimes et délits) semble plus présent au collège, et aussi que la violence n’est pas une fatalité dévolue aux zones difficiles (les politiques internes aux établissements ont une grande efficacité ).

Cependant ces rapports ne portent que sur des établissements à problèmes et ne proposent donc qu’une vue assez partielle du phénomène. En réalité, il nous est impossible d’affirmer scientifiquement l’augmentation réelle de la violence, faute d’indicateurs suffisants (même si maintenant les chefs d’établissement sont tenus de signaler aux autorités académiques les faits délictueux commis au sein de l’école).
Les chiffres publiés par l’Education Nationale sont encore maintenant insuffisants pour l’analyse. Regardons alors ceux communiqués par les ministères de la justice et de l’intérieur.

Ceux-ci montrent la modestie de la criminalité scolaire, et peuvent laisser penser que l’école reste largement un lieu protégé des crimes et délits déterminés par le code pénal, quelque soit l’indicateur choisi.L’école reste en moyenne beaucoup moins prise dans la délinquance pénalisée que l’ensemble de notre société.C’est la petite délinquance qui est la plus importante quantitativement et, une fois de plus, tout nous tire vers les incivilités.

Conclusion : Les pouvoirs publics prennent peu à peu conscience de la nécessité d’établir des statistiques sur les violences scolaires, on commence à effectuer un repérage interministériel sur le sujet.Mais il est encore trop tôt pour avoir une représentation fiable de l’ampleur du phénomène.

Ceci étant, on peut valablement penser que la violence en milieu scolaire n’est pas constituée d’abord par les crimes et délits recensés. Les chiffres officiels publiés manquent la violence quotidienne car même sans délits, il peut y avoir violence. Mais comment mesurer l’ambiance ? Telle a été la tâche de l’équipe de travail dirigée par E.Debarbieux.

Chapitre 4  : Présentation de l’enquête

But recherché : offrir aux établissements demandeurs un diagnostic comparatif leur permettant de mieux se situer par rapport à leurs représentations de la violence et à leur situation sociale.
Rappelant l’analyse de Max Weber selon lequel la " vérité " résulte du sens que donne le sujet aux événements et aux actes, l’auteur privilégie une conception relativiste de la violence : l’interprétation du fait par les sujets est aussi importante que le fait. Cependant, les violences ne sont pas les mêmes partout et il convient de comparer les faits et les représentations suivant les établissements. Par conséquent, la méthode retenue sera elle aussi comparatiste : on établira une base comparative qui permettra aux établissements de mieux se situer par rapport à leur situation sociale. Dès lors une médiation pourra s’effectuer, la perception des acteurs ayant été " objectivée ".

Méthode d’enquête : porte sur 86 établissements avec passation d’un questionnaire auprès des élèves et des adultes et/ou groupes de parole, suivis d’entretiens individuels.

Eventuellement, après enquête et communication des résultats, quand cela est demandé par l’établissement, présence d’un médiateur pour aider le groupe dans sa recherche de solutions en régulant parole et conflits.

La référence à un échantillon national large aide les groupes à relativiser leurs problèmes : ils peuvent faire la part des problèmes communs aux établissements du même type et de ce qui s’ajoute par le fonctionnement interne ou la situation particulière. C’est de la médiation sociologique.

Le questionnaire : A permis, à l’aide d’autres éléments, de livrer une vision d’ensemble de la violence à l’école dans une dimension importante. Il s’agit en fait d’évaluer de façon globale " l’ambiance " d’un établissement. Mais peut-on mesurer l’impalpable ?

L’essentiel de la méthodologie retenue réside dans un questionnaire comportant des échelles différentes qui permettent de tester l’intensité des sentiments des élèves vis à vis de leur école.
Il a été ajouté dans le questionnaire adulte d’autres échelles portant sur les interactions avec l’équipe et l’administration.
En ce qui concerne la violence, on teste donc une " impression " de violence, on n’adopte aucune définition a priori.
Les questionnaires portaient aussi sur l’appréciation des différents lieux de l’établissement, sur la corrélation entre " code pénal scolaire " et degré de violence, etc. .

L’enquête a concerné trois échantillons distincts : école élémentaire, collège, lycée. Noter que les collèges sont "  sureprésentés " car ce sont eux qui sont le plus nettement touchés par la violence et aussi que le choix des établissements s’est plutôt orienté vers ceux qui connaissaient des difficultés importantes (voir après).

Chapitre 5 : Une paix scolaire inégalement répartie

Ainsi que les chiffres officiels l’avaient suggéré, ce n’est pas en terme de crimes et de délits qu’il faut penser la violence scolaire. Cependant,  il est maintenant clair que le climat se dégrade à mesure des difficultés sociales et scolaires vécues par les élèves.
La violence dans les structures scolaires est liée aux déterminants sociaux de la population qu’elles accueillent : il convient de penser ce problème en terme d’exclusion.

1- Le climat moyen : un climat pacifique ?

En général, les réponses aux principales questions-échelles sont très nettement positives et dénotent d’une vision plutôt favorable de la vie dans les établissements scolaires par une très grande majorité d’élèves, ceci d’autant plus que l’échantillon étudié est plus " défavorisé " qu’il ne le devrait.

Ainsi, pour 63% des élèves ( de la primaire au lycée ) la violence n’est que peu ou pas présente dans leur établissement ; qu’elle l’est moyennement pour 21% et que pour 16% elle l’est beaucoup ou énormément. Bref, l’école n’est vraiment considérée violente que par un élève sur 6.
En outre, il faut savoir que derrière le mot violence, les élèves pensent le plus souvent aux combats des cours de récréation. En effet, pour ces derniers, la violence est d’abord bagarre (64%), suivie par la violence verbale (9%) et la violence contre ou par les adultes (3%). Au lycée, on constate une relative diminution des bagarres et la montée d’une définition de la violence comme " injures ".

Pour les adultes, la hiérarchie est inversée : la violence la plus fréquente est verbale et connotée par leur définition de la civilité, qui n’est pas celle des élèves.

Petite analyse : les bagarres sont d’abord des instruments de socialisation, de construction de la différenciation sexuelle et les élèves ne les dramatisent pas (ce sont des rites sociaux propres à la cour de récréation). D’ailleurs, cette même cour reste largement le lieu préféré des élèves, malgré sa " violence ". On peut donc penser que cette violence est normale en ce qu’elle participe à la construction de l’identité de l’individu ; cependant, elle n’est pas toujours innocente : pour certains, elle est construction des attitudes de soumission (le choix des victimes ne se fait pas au hasard ).

Quoiqu’il en soit, dans toutes les dimensions de l’enquête, le climat moyen semble plutôt favorable pour les élèves. Mais cela n’empêche pas les disparités entre les établissements ou à l’intérieur même des établissements.

 

2- Inégalités des établissements devant la violence.

Pour R.Ballion, le lycée " social " se trouve en situation de véritable échec : il éponge désormais son environnement " parce qu’il y a continuité entre la rue et l’établissement scolaire ". Pour F.Dubet, se crée dans ces établissements une véritable " sous-culture de l’opposition scolaire ". Quartier de relégation signifie donc établissement sensible.

Quel est donc le poids des déterminants sociaux sur le climat des établissements ?
Il ressort de l’enquête menée que le sentiment de violence est nettement fonction de la typologie sociale des établissements, augmentant avec l’exclusion dont souffre le milieu d’origine de leurs élèves.

Et ce sentiment de violence recouvre un risque réel de victimation qui est lui aussi socialement réparti. L’inégalité sociale est inégalité devant le risque. Ainsi, les faits les plus graves de violence se rencontrent plus fréquemment dans les établissements " sensibles ". Il y aurait plus de violence et une violence plus brutale à mesure que la donne sociale s’alourdit.

Prenons pour exemple celui du racket : la courbe établie ne fait que confirmer l’inégalité devant le risque de victimation.
Les racketteurs sont plus nombreux en établissements défavorisés et le nombre des acteurs du racket (auteurs et victimes + ceux qui savent qu’il existe du racket dans l’établissement ) augmente avec les difficultés sociales des populations scolarisées.
Racketteurs et rackettés se trouvent au même endroit, dans les établissements de zone urbaine défavorisée.

En outre, cette inégalité est renforcée à l’intérieur même des établissements par un " effet - filière " : les indicateurs de victimation se renforcent avec l’appartenance des élèves à une filière d’exclusion, notamment les SES où l’on trouve 2 fois plus de racketteurs et aussi plus de victimes.Sentiment de violence et exposition aux risques sont socialement inégaux et corrélés à l’exclusion sociale et scolaire.

Mais ces corrélations ne doivent pas être interprétées comme un " handicap socio-violent " lié aux individus fréquentant ces établissements sensibles; elles sont plutôt liées à une difficulté de ces établissements à intégrer sans heurts les catégories sociales plus défavorisées.

Elles montrent la connivence de l’Ecole avec les classes favorisées ou très favorisées de la société française (rejoint les travaux de P.Bourdieu et J.C Passeron ).

 

Chapitre 6 : Fracture sociale et climat des établissements

Certes, il existe bien des exceptions, mais plus fréquents sont les cas où le déterminisme est le plus fort et l’inertie sociale lourde. La violence la plus dure et la plus banale s’inscrit dans la " fracture sociale " de l’exclusion.

  1. Délinquance et violence ordinaire : de la frime au racket.

Il est un délit qui semble répandu, c’est celui du racket. D’abord sorte de distraction, de jeu réglé, il peut dériver vers de la délinquance organisée, du trafic. Pour les auteurs, il a un caractère consumériste : c’est en affirmant un " besoin " que l’on justifie son entrée dans la délinquance.

Les racketteurs sont en rupture avec le monde scolaire : ce sont eux les plus punis, qui trouvent la punition injuste et qui jugent de façon négative leur établissement scolaire. Ils ont aussi la certitude, rare chez les autres adolescents, que l’on apprend mal dans leur école. En outre, on les retrouve majoritairement dans les filières de relégation .

Autre rapprochement fréquent : le racket et la drogue, ce qui confirme l’enquête de Choquet et Ledoux.

Pour les élèves, les victimes comme les auteurs, cela n’arrive pas à n’importe qui ; il y a des signes victimaires tenant d’abord à la soumission. Beaucoup connaissent les coupables, mais la menace fonctionne, et on ne parle pas volontiers à un adulte de l’établissement.

Conclusion : le racket est à prendre au sérieux, même sous ses formes bénignes. Il induit en effet une souffrance des victimes et une dangereuse limite autour de laquelle voyagent les coupables. Ce phénomène explique parfois à lui seul l’impression de violence qui peut exister dans un établissement, qui par ailleurs possède une bonne ambiance et une équipe soudée.

 

2- Quand les profs sont victimes : violence verbale et agressions physiques.

Presque aucun élève n’imagine que le simple fait d’injurier un prof soit un délit, passible des rigueurs de la loi. Or, il y a chez les enseignants une hypersensibilité à ce type d’atteinte. La " violence verbale " est le grand genre de violence perçue par les adultes. Elle se manifeste principalement dans une guerre des langages, qui est perçue comme une résistance a-scolaire remettant en question toute la construction identitaire des enseignants. Ils ont en effet du mal à trouver leur voie entre rigidité académique et populisme langagier.
Beaucoup font comme si ils n’entendaient pas (c’est presque une question de survie) alors que du côté des élèves, l’insulte possède un aspect ludique apprécié et ses propres codes.
Par contre, beaucoup plus rares sont les témoignages d’adultes concernant une violence physique dirigée contre eux, même si l’envie en est souvent exprimée par les élèves

3 - Figures de l’incivilité.

Son omniprésence dans le discours des adultes est signe d’une profonde crise de sens, d’une rupture idéologique.

Tensions quotidiennes

Il s’agit de petites injures entre élèves, d’agitation, de bruit, etc. Ce n’est pas forcément la classe ingouvernable, mais la certitude d’une dégradation constante, de l’élargissement d’un fossé.C’est dans ce grippage des rouages quotidiens que s’ancre le plus fort sentiment de violence chez les enseignants. C’est ici que se détermine " l’ambiance " car la violence anti-scolaire quotidienne n’a pas besoin de passer par l’acte.

Incivilité du pouvoir

Les élèves sont conscients de ces tensions, mais en même temps, ils refusent l’abus du pouvoir, l’abus dans la gestion de la transgression, l’abus dans l’orientation quand on la leur refuse avant même la fin de l’année.
Cette orientation est d’ailleurs une cause permanente de conflit avec les profs : pour ces derniers, les élèves " rêvent " leurs possibilités, et leurs rêves sont souvent en complet décalage avec la réalité. Ce décalage est tel qu’il entretient la tension scolaire et l’agressivité ambiante.

L’incivilité des élèves est donc surtout évaluée comme une crise des valeurs s’exprimant dans un langage non châtié et un refus des normes du savoir-vivre .

Les adultes sont intarissables sur le sujet de la mauvaise éducation reçue par les enfants et beaucoup affichent une grande méfiance vis-à-vis des parents de classes populaires; alors que l’école n’est pas considérée comme une ennemie mais bien plutôt comme un recours dans les zones défavorisées.

En fait, il y a une distance sociale et culturelle forte entre les profs et ces parents-ci ; elle se traduit par un profond sentiment de malaise chez les professionnels, qui est en décalage avec son public.

La famille en question

Les anathèmes contre la famille sont extrêmement durs : le thème de la démission parentale est le plus fréquent et fait l’unanimité.Tout est jeté pêle-mêle comme vérité évidente par des enseignants qui n’habitent même pas dans le quartier. A cause de leurs parents, les élèves " ont tous les droits, mais aucun devoir " ; tout serait devenu laxiste au sein de la famille.

Le regret des vieux modèles familiaux est net en ce qui concerne les enfants issus de l’immigration. Un vieux mythe affleure que nous nommons souvent " le retour de l’enfant sauvage ", celui des " classes dangereuses " : certains parmi les enseignants vont même jusqu’à exprimer la pensée selon laquelle certains enfants de culture différente ont " une attitude nativement agressive ".

Et il n’y a pas loin dans l’imaginaire de la France contemporaine entre enfant-sauvage et enfants de sauvages.Il existe réellement un clivage profond entre les Eux et les Nous, les inclus et les exclus ; et c’est dans ce clivage que se tient " l’incivilité à la française " qui n’est qu’une version inversée de " l’intégration à la française ".

Selon S.Roché, le modèle intégratif français implique que les autres deviennent comme nous ; il faut leur faire intégrer notre civilisation de mœurs.Mais le doute est maintenant profond quant à cette intégration .

4- Sentiment de violence et crise de sens dans l’école publique.

Nous assistons en fait à une remise en cause du sens, à une crise affirmée des valeurs et la violence remet en cause l’identité professionnelle des enseignants : Leur image de soi se dégrade, il y a une perte de lisibilité du métier et les missions confiées à l’école sont en réalité impossibles à réaliser.L’accord initial basé sur l’école du peuple, libératrice et progressiste est rompu .

Résultat : perte de confiance en l’autorité symbolique de l’enseignant et apparition de plusieurs formes de légitimité de cette fonction. Ainsi, tel enseignant privilégiera le seul enseignement de sa discipline, tel autre acceptera de " faire du social " Dès lors, c’est la figure du chef d'établissement qui devient centrale : c’est lui qui va symboliser l’institution et qui va cristalliser autour de lui les sympathies ou les haines.

Par exemple, sur les 12 collèges les plus violents de l’échantillon, 10 connaissent de graves conflits d’équipe et remettent très fortement en cause la personne du chef d’établissement. Au contraire, dans la structure qui a les meilleurs résultats, le discours est unanime pour saluer la " culture d’établissement " que fait régner le principal. C’est ce personnage qui est de plus en plus amené à faire tenir ensemble des équipes éclatées, à personnifier la loi, réguler, représenter.

5 - Quelques pas dans l’école des privilégiés.

Pour conclure ce chapitre, il est intéressant de noter que les établissements ayant le meilleur indice de climat scolaire se trouvent aussi être parmi les établissements socialement les plus privilégiés.
Ici la connivence avec les parents d’élèves est forte; on découvre une Ecole " entre-soi " qui a évidemment un fort caractère élitiste : c’est une logique stratégique consciente qui l’emporte.

Pour les élèves, la relation à l’enseignant dépend avant tout de l’importance de la matière enseignée ( quand le prof n’a ni prestige personnel, ni protection liée à sa matière, le chahut est considéré comme légitime ). Quand on évoque le sujet de la violence, il apparaît en fait comme un critère de choix pour éviter les établissements réputés comme tels.

Pour autant existe-t-il une fatalité de la violence scolaire ou apparaît-il parfois des exceptions et pourquoi ?

 

Chapitre 7 : Des établissements en difficulté

La violence est-elle fatale dans l’établissement populaire ?

L’étude des différents établissements nous montre qu’il n’en est rien : un nombre non négligeable d’entre eux ne sont pas à leur place par rapport à leur indice de climat scolaire ( en plus ou en moins ).
En effet, il existe un écart entre prédiction et réalité qui met en évidence un effet-établissement concernant le climat scolaire et la violence. Certes, la globalité des résultats montre une corrélation entre climat positif et position sociale favorisée ( et inversement ), mais sur 40 collèges 9 sont " hors-norme ", ce qui prouve l’importance de l’effet-établissement.

Toutes choses étant égales par ailleurs, voire plus difficiles, certains établissements s’en sortent mieux que d’autres, ou moins bien .

1 - Quand tout va plus mal.

Au sein de l’un des collèges étudiés, la politique choisie pour faire face à la très grande diversité des populations, a été de regrouper les élèves suivant leur niveau scolaire, qui est aussi leur niveau social.

Les enseignants, issus des classes moyennes, ont du mal à intégrer les élèves d’origine populaire et ont un rapport à la loi particulier : privilégiant avec leurs enfants un idéal éducatif basé sur la négociation, ils ont des difficultés à faire régner l’ordre.
Ils attendent globalement une " professionnalisation " des tâches disciplinaires et dans ce collège, on peut dire que le climat s’en ressent, ainsi que le sentiment de violence.

Dans un autre collège, où le climat de violence est aussi très important, les conflits d’équipe sont légion et l’absence réelle et symbolique du chef d’établissement est remarquable. Malgré l’équipe vie scolaire, l’incivilité n’est prise en charge ni collectivement, ni administrativement ; or, on sait que cela ouvre la voie à des délinquances graves.

Ce sentiment d’impuissance collective, ces conflits d’équipe, ces carences au niveau de la loi centrale que représente le principal, nous les avons rencontrés dans la quasi-totalité des établissements qui ont les résultats les plus problématiques en terme de climat scolaire ou de victimation. Le manque de régulation des conflits d’équipe interagit avec le climat et la violence des élèves car chaque membre de l’équipe est solitaire face aux difficultés.

Grande importance de la " loi centrale " personnifiée par le chef d ‘établissement. Souvent les récriminations contre ce dernier sont désirs de protection contre des élèves vécus comme pathologiquement sauvages.

Conclusion : quand aucune prise en charge collective de la civilité scolaire n’est possible, seul compte le conflit entre personnes et la seule solution envisagée est celle du départ du fautif (c.p.e ; principal ).

C’est la célèbre théorie de la vitre cassée ( S.Roché) : plutôt que de réagir collectivement à la difficulté, on se demande qui doit réparer la vitre ou à cause de qui elle s’est brisée Et l’on souffre réellement dans l’attente de l’impossible restauration du climat.

Chapitre 8 : Etablissements efficaces, Violence et culture d’établissement

Il existe des collèges (10%) qui réussissent mieux que la moyenne et il convient de se demander pourquoi, dans le but de pouvoir améliorer certaines situations.

Nous étudierons 4 cas

1 - Dans ce collège accueillant une population très défavorisée, tout est loin d’être idyllique, mais le projet des profs se définit comme un " combat pour lutter contre le déterminisme social et culturel, lutter contre l’exclusion ".
Il existe ici une véritable culture d’établissement qui a mis en place une ouverture raisonnée sur le quartier : le lien avec les familles est réel et les profs ont une bonne connaissance de la vie de la cité, des associations.
Le lieu est clos, bien délimité et une solide équipe vie scolaire vient renforcer l’application d’un règlement intérieur bien identifié.
Du coup, l’ambiance dans ce collège est nettement meilleure que ce qu’elle devrait être.

Néanmoins, il apparaît que ce dernier fonctionne sur une logique discriminatoire qui semble maintenir en quelque sorte ce bon climat : en effet, il existe des classes de niveau et une classe à elle seule cumule les handicaps. C’est une manière, discutable, de gérer préventivement la transgression.

2 - Dans cet autre collège, le climat est aussi positif et réside dans une confiance très perceptible en l’équipe enseignante.Les élèves savent que celle-ci est à leur écoute et, en outre, la présence de projets pédagogiques, porteurs d’une forte charge expressive, favorise le bon climat ( création de deux comédies musicales, journal impliquant fortement une documentaliste très appréciée ). En fait, les tensions sont normales dans un lieu de loi et de négociation de l’autonomie.

Ceci étant, il est apparu que l’établissement relègue les individus difficiles dans des classes de niveau (tout comme le précédent collège ) et que les cas les plus complexes ont été définitivement écartés ( exclusion du noyau dur ). Cela a entraîné une nette amélioration de la situation mais le prix payé pour une relative paix scolaire est lourd : relégations, exclusions, réorientations

Ce sont donc les classes difficiles qui concentrent mauvais climat et noyau dur ; elles sont aussi les plus punies et se caractérisent par le refus de l’institution . Notons aussi que les " bonnes classes " ne connaissent même pas l’existence des violences dans l’établissement et notamment le racket : il n’est pas exclu que se produisent des faits graves malgré la " paix scolaire " relative dont jouit ce collège.

3 - Le troisième collège étudié a été reconstruit de manière intelligente, un système de filtrage- vidéo des entrées permet d’arrêter les intrusions extérieures et il faut noter que la violence la plus dure est agie à l’extérieur du collège (ainsi en va-t-il du racket). A n’en pas douter, la discipline a été restaurée dans l’enceinte de l’école et le règlement intérieur est perçu comme normal .

Mais il y a évidemment des problèmes : ainsi, l’équipe est marquée par un groupe de profs irréductiblement opposés à l’écoute des élèves et qui prônent une discipline très sécuritaire (certains sont même xénophobes et l’affichent ) et dans ces conditions, il est miraculeux que l’ambiance soit considérée comme bonne par les élèves.

Cela peut s’expliquer par le fait que la direction s’appuie beaucoup sur les enseignants qui restent motivés, que tous les projets pédagogiques d’ouverture au quartier, d’ouverture culturelle ou sportive sont systématiquement aidés.

La mise en place d’un fort partenariat va de pair avec la création de " médiateurs scolaires " au sein de l’établissement ; des clubs ont aussi lieu à l’extérieur avec la maison du quartier.

Ici, le rôle du chef d’établissement est explicatif d’un bon climat, dans une situation idéologique difficile . Mais le revers de la médaille se situe dans le clivage ressenti par tous qui partage les enseignants en " bons " et en " méchants " : ceux-ci ne sont plus protégés par leur statut ou leur fonction et ne règnent plus que l’affectif et la fragilité.

4 - Un SES d’excellence.

Habituellement, on relève une grande violence dans ce type de structures ; or ici, la cote d’amour de celle-ci entraîne un " effet-filière " très positif. C’est elle qui tire tout l’établissement vers le haut (elle a des résultats climatiques supérieurs aux classes ordinaires ou au moins identiques ), même si les résultats hors SES sont aussi plutôt positifs.

Pourquoi ?

Elle est d’abord une structure particulière au sein du collège qui fonctionne sur un modèle d’organisation apparenté au primaire. Un nombre restreint d’enseignants, très appréciés, et d’élèves favorise la communication dans la classe, mais l’élément le plus déterminant semble être la relation que ces derniers entretiennent avec le directeur de leur filière.
On a ici une direction largement identifiée dans le registre d’une écoute attentive et bienveillante et non dans le sens répressif coutumier.
En outre, l’équipe pédagogique est soudée par un projet pédagogique qui est loin d’être vécu comme une obligation administrative et un travail de fond a été effectué sur le sens de la scolarité. Du coup, les revendications portent sur le souhait d’un fonctionnement similaire au collège...

Cet exemple nous montre que, même dans l’exclusion interne, il n’y a pas de fatalité de la violence .

 

Conclusion

Le milieu scolaire est encore largement à l’abri des violences délictuelles, même s’il se sent menacé. La violence à l’école n’est pas tant monde du délit qu’incivilité, désorganisation de l’ordre en commun.

Face à la délinquance extérieure, des mesures matérielles de bon sens, en terme d’architecture scolaire, un îlotage intelligent, une pénalisation des faits et des comportements délictuels sont à envisager car l’école est désormais mûre pour une action concrète de liaison avec la justice et la police. Mais que faire de la toute petite délinquance, rarement pénalisée, voire non pénalisable, et comment la comprendre ?

Comme S.Roché, l’auteur considère que les incivilités n’ont pas à être jugées moins graves que la délinquance car elles sont la marque d’une transgression de l’ordre en public, sont une perte intolérable des repères qui permettent de s’orienter dans le monde. Leur présence est le signe d’une rupture profonde de la civilité scolaire, rupture entre les " Eux et les Nous " (le monde des profs et celui des élèves ).

Ce qui est le plus préoccupant est " l’ethnicisation " du problème de la violence à l’école, alors que chez les élèves, il y a plus d’amour déçu pour l’école que de réel rejet. Toutefois, dans certains cas, quand l’exclusion devient visible, la déception peut se changer en haine.

Sur le terrain, on a pu mettre en évidence des effets-établissements intéressants, s’expliquant en grande partie par les mobilisations collectives et par le rôle du chef d’établissement et nous avons aussi vu combien la cohésion des équipes était importante.

Il convient donc d’encourager au maximum la mise en place de projets collectifs, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’établissement.Car l’EPLE, en affirmant ses frontières, n’a pas à devenir une forteresse qui aggraverait la coupure sociale.
Il faut se diriger vers la médiation entre l’Ecole et les quartiers car il s’agit d’une condition nécessaire au nouveau travail sur le sens qu’il convient d’effectuer .

Accueil fiches | Retour violence | Aide | Contact | Haut de page