Sociologie de l'expérience Scolaire
F. Dubet, D. Matucelli
   

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Introduction

Sans rien ignorer de ses fonctions de reproduction sociale, il nous faut la concevoir comme un appareil de production. L’école ne produit pas seulement des qualifications et des niveaux plus ou moins certifiés de compétences, elle produit aussi des individus ayant un certain nombre d’attitudes et de dispositions.

Dans la mesure où elle possède cette capacité, l’école a aussi le pouvoir de détruire les sujets, de les plier à des catégories de jugement qui les invalident ; du point de vue des élèves, l’éducation peut avoir du sens, mais elle peut aussi en être privée. 
Longtemps, on a pensé que l’école était une institution transmettant, par le biais des connaissances et par la forme même de la relation pédagogique, les normes et les valeurs générales d’une société.  Cette croyance, que l’on peut aujourd’hui considérer comme naïve, mais qui règne encore bien des esprits, identifiait la socialisation, la formation des acteurs sociaux, et la subjectivation, la formation des sujets autonomes. L’éducation devait assurer simultanément l’intégration de la société et la promotion de l’individu.
Non seulement l’école n’a pas atteint  les objectifs égalitaires qu’elle a pu se proposer, mais elle ne fonctionne plus comme une institution. On envoie moins nos enfants à l’école pour qu’ils y soient éduqués que pour qu’ils y acquièrent des certifications utiles à leurs carrières. L’emprise de l’école sur la société est aujourd’hui telle que les objectifs éducatifs passent au 2nd  plan.  Les acteurs se socialisent à travers ces divers apprentissages et se constituent comme des sujets dans leur capacité de maîtriser leur expérience, de devenir pour une part, les auteurs de leur éducation. En ce sens, toute éducation est une auto-éducation, elle n’est pas seulement une inculcation, elle est aussi un travail sur soi.  -         Ce travail ne se réalise pas dans le seul face à face pédagogique des maîtres et des élèves. Les élèves ont aussi une vie en dehors de l’école et gèrent plus ou moins toutes ces dimensions d’une expérience qui se transforme au fur et à mesure qu’ils franchissent les étapes de leur formation qui se module différemment selon leur position dans le système, selon les diverses situations sociales.
- La socialisation est un processus paradoxal. D’une part, elle est un processus d’inculcation. D’autre part, elle n’est réalisée que dans la mesure où les acteurs se constituent comme des sujets capables de la maîtriser.
- Tous les élèves ne franchissent pas les étapes  de la même manière. Les uns élaborent peu à peu une expérience  qu’ils maîtrisent, alors que les autres n’y parviennent pas, se sentent dépossédés, indifférents, parfois détruits par leur parcours.
- Le système scolaire fabrique divers types d’acteurs et de sujets qui seront appelés à occuper diverses positions sociales. L’école assure les uns et affaiblit les autres ; les uns se forment dans l’école, les autres en dehors, malgré elle ou contre elle.

 

CHAPITRE 1  LES MUTATIONS DE L’ECOLE

Nombreux sont ceux, parents, élèves et enseignants qui affirment les principes d’une bonne école et de renvoyer à la nostalgie de l’âge d’or d’une institution à la fois efficace, juste, soucieuse des élèves et pouvant asseoir la reconnaissance sociale des enseignants parce qu’elle défendait une connaissance libératrice. La fonction de distribution tient au fait que l’école attribue  des qualifications scolaires possédant une certaine utilité sociale dans la mesure où certains emplois, positions ou statuts sont réservés aux diplômés. L'école répartit des biens ayant une valeur sur les marchés professionnels et la hiérarchie des positions sociales. La fonction éducative liée au projet de production d’un type de sujet qui n’est pas totalement adéquat à son utilité sociale. La fonction de la socialisation. L’école produit un type d’individu adapté à la société dans laquelle il est et reprenant l’héritage que toute éducation transmet. En même temps que l’école est un appareil de distribution des positions sociales, elle est un appareil de production des acteurs ajustés à ces positions.
Du ministère à la classe il n’y a que des relations hiérarchiques et des règlements, mais aucun niveau doté de réelles capacités de décision.
Si les enfants du peuple ne font pas d’études longues, c’est à cause des inégalités sociales  qui leur interdisent d’en payer le prix.  Par contre, l’existence d’une mobilité scolaire, fût-elle  faible démontre à tous que ceux qui ont fait des études sont récompensés et que, par conséquent, l’école est juste dans son fonctionnement même alors que l’accès à cette école est socialement injuste.

LES MUTATIONS DE L’ECOLE 
Plus que les volontés politiques ou que les changements organisationnels et pédagogiques la massification a transformé les règles du jeu scolaire, ses régulations, les relations pédagogiques et les rapports du système à son environnement. La massification scolaire se présente comme une tentative continue, notamment depuis les années 50, résultant tout autant des demandes des individus que de l’offre publique d’éducation.

MASSIFICATION ET CONCURRENCE
La première vague de massification d’après-guerre , celle des années 50 et 60, repose sur une croissance très sensible des effectifs scolaires de l’enseignement secondaire.
La seconde phase d’accélération de la massification commence à la fin des années 70 et ne cesse de se renforcer avec une forte poussée durant les 5 dernières années. Le taux de bacheliers passe de 12 % en 1963 à 27 % en 1982 pour atteindre près de 60 % aujourd’hui et dépasser, selon les prévisions, les 75 % en 1998 (60% de ces bacheliers sont dans les filières générales).Le grand clivage n’oppose plus ceux qui accèdent aux études secondaires et ceux qui n’en bénéficient pas, mais ceux qui réussissent leur parcours et ceux qui échouent et sont orientés vers des voies de relégation relative.
La barrière essentielle ne distingue plus ceux qui vont au collège et ceux qui n’y vont pas, mais ceux que leurs performances conduiront au lycée d’enseignement général et ceux qui seront orientés vers des enseignements moins prestigieux. Massifié, le système nouveau est engagé dans un processus de diversification continue. Les filières scolaires se multiplient selon des relations hiérarchiques extrêmement prononcées. C’est le type de baccalauréat qui devient le critère décisif. Les bacheliers sont de  plus en plus jeunes dans les filières d’excellence alors qu’ils vieillissent dans les formations moins valorisées. Cette compétition entraîne un mode de sélection par l’échec scolaire : on ne choisit plus que les formations que l’on peut choisir en fonction des performances réalisées et, surtout, on quitte moins le système en fonction de la qualification visée qu’en fonction du niveau d’incompétence atteint.
A. Prost observe qu’à partir de la première moitié des années 70 les inégalités, un moment réduites, se renforcent de nouveau par le jeu des filières.  Non seulement il se crée une « inflation » et une « dévaluation » des diplômes, mais le chômage des jeunes fait que l’échec scolaire a de grandes chances d’entraîner un échec social. Le fait que les diplômes continuent, malgré tout, à protéger ceux qui les possèdent accentue, par contrecoup, le handicap de ceux qui en sont privés.  

DES FINALITES DIVERSIFIEES
Ainsi l’école est-elle aujourd’hui soumise à une finalité d’adaptation à l’économie et aux emplois qui se manifeste notamment par la création continue de nouvelles filières et de nouvelles formations et, au-delà, par la critique largement popularisée de l’inadaptation d’une institution qui serait un des principaux facteurs de chômage.

L’ORGANISATION DESTABILISEE

L’image dominante est celle d’une crise continue du système éducatif tenant à l’effondrement des anciennes formes pédagogiques, à la « chute » du niveau, à l’affaiblissement du prestige des enseignants, à la mise en concurrence de la culture scolaire et des cultures de masse plus séduisantes et plus puissantes, à l’arrivée de nouveaux élèves inadaptés.  
Depuis une quinzaine d’années, l’établissement se voit pourvu d’un pouvoir de décision et d’initiative nouveau. Alors qu’un système malthusien assurant la promotion des boursiers par les voies classiques n’était pas tenu d’assurer l’orientation des élèves, l’école est aujourd’hui obligée de construire des procédures d’orientation tenant compte à la fois de l’offre éducative du marché de l’emploi et des désirs des élèves et de leurs familles.  
Le niveau scientifique, la didactique, la psychologie ne sont pas seulement des disciplines nécessaires, mais aussi des manières de définir un métier qui ne peut être seulement conçu comme la transmission des connaissances, mais comme la construction d’une relation pédagogique qui ne va plus de soi quand les relations des maîtres et des élèves ne reposent plus sur des attentes partagées et des définitions de rôles acceptées.  
L’absentéisme des enseignants et des élèves, le découragement des premiers et parfois la violence des seconds mettent en évidence l’épuisement d’une culture et d’une organisation scolaire dont on a longtemps cru  que l’extension à tous était synonyme de justice, de progrès et d’épanouissement individuel .Or, force est de constater que cette croyance s’épuise, que bien des élèves résistent à l’emprise d’une école qui s’est longtemps pensée comme libératrice.  

L’INSTITUTION, LE ROLE ET L’EXPERIENCE
 Au fil des années, c’est une autre école qui s’est formée  qui a su accueillir et former des millions de nouveaux élèves au sein d’un cadre qui ne s’est pas totalement transformé.

SOCIALISATION ET EXPERIENCE SCOLAIRE  
Il va de soi que l’école ne peut échapper à la nécessité de diffuser des modèles culturels et des connaissances, et de construire ainsi un type d’acteur conforme aux attentes sociales sous le double aspect des positions qui devront occuper les enfants et des « valeurs générales » auxquelles les individus devront se conformer. L’école est définie par sa capacité d’inculquer une culture et des dispositions que les élèves intériorisent.  

SOCIALISATION INTEGRATION ET INDIVIDU
Une école ce n’est pas seulement un local où un maître enseigne, c’est un être moral, un milieu moral imprégné de certaines idées, de certains sentiments, un milieu qui enveloppe aussi bien le maître que l’élève. L’action de l’éducation est d’autant plus totale que, sans elle, la nature humaine serait emportée vers la mort par l’infinité du désir et des pulsions, car aucune morale, aucune conscience individuelle à proprement parler  ne préexistent au social. Construction d’un individu d’autant plus autonome qu’il est capable de se maîtriser lui-même.  

L’EXPERIENCE SCOLAIRE
Le bon élève n’est pas seulement capable de se conformer aux attentes de l’organisation, il est aussi celui qui triomphe dans un espace scolaire défini comme une compétition dans laquelle il est nécessaire d’anticiper sur le moyen et le long terme de choisir de la façon la plus efficace et de mesurer à la fois les bénéfices et les coûts. 
L’élève peut travailler parce que c’est ainsi, parce qu’il a intériorisé l’obligation du travail scolaire dans sa famille et à l’école, et c’est essentiel. Mais cet élève doit et peut aussi travailler s’il est capable de percevoir l’utilité, scolaire ou non, de ce travail, s’il est en mesure ou en position d’anticiper les gains, ce qui ne recouvre pas exactement le premier type de signification. Enfin, l’élève peut travailler  parce qu’il éprouve ce travail comme une forme de réalisation de soi, l’intérêt intellectuel. 
Le second grand type de variable déterminant l’expérience scolaire tient à la position sociale et scolaire des élèves. En fonction de leur place dans le système, les élèves ne sont soumis ni aux mêmes programmes ni aux mêmes méthodes et ne disposent certainement pas des mêmes ressources stratégiques.

Chapitre 2 A L’ECOLE ELEMENTAIRE  

Au-delà de la nostalgie et parfois de l’ignorance, si l’école républicaine apparaît aujourd’hui si souvent comme un idéal, c’est parce qu’elle s’est constituée comme un monde assuré. Les idéaux éducatifs, étaient nettement affirmés, la sélection des publics  garantissait une forte régulation des relations, et l’utilité sociale des diplômes ne concernait qu’une faible part de ces publics. Il y a longtemps que ce système est passé et l’on ne doit pas en ressasser la crise et la décadence. En fait, ce sont les processus mêmes de la socialisation qui se sont transformés. Les fonctions sociales de l’école se sont séparées et désarticulées. L’utilité sociale des études, leurs finalités culturelles et leur mode de contrôle ne s’accordent plus et ne se renforcent plus mutuellement.
Ceci n’est pas une crise, mais un mode de fonctionnement normal dans une société qui ne peut plus être conçue comme un système unifié, et le même raisonnement vaudrait pour bien d’autres institutions, comme la famille par exemple. 
-         L’expérience scolaire enfantine  est dominée par un principe d’intégration. Les écoliers intériorisent les attentes et les normes proposées par le maître et les adultes par le biais d’une autorité naturelle.  

L’INTEGRATION
L’expérience enfantine est dominée par l’aspiration à se couler dans le conformisme du groupe.  Le conformisme du groupe se manifeste aussi dans la différenciation des sexes au sein de l’école. Dans la représentation des enfants, comme dans celle des instituteurs, les problèmes scolaires ont toujours leur source en dehors de l’école : les parents ne s’entendent pas bien, ne s’occupent pas des devoirs. Livré au maître, l’élève serait incapable de se forger une autonomie propre. Livré au groupe, l’enfant ne pourrait pas s’approprier certaines valeurs morales et culturelles. La réalité scolaire, telle qu’elle se joue dans la classe, et au-delà de différences sociales repérables, passe par ce triangle qui autorise la formation d’une subjectivation, même limitée, et l’apprentissage des catégories de l’entendement scolaire.
Il faut donc se préparer à la compétition, il faut être un bon élève, acquérir les bases et les méthodes. Ceci implique un rapport plus autonome au travail, une capacité de réfléchir sur sa propre façon de travailler et, surtout, d’expliquer ses difficultés.   -         Les écoliers des classes moyennes sont soumis à un contrôle familial beaucoup plus serré que celui des élèves des classes populaires. Les loisirs familiaux sont plus « éducatifs » et organisés, musique, sport, sorties familiales… Les parents contrôlent aussi plus nettement les fréquentations des enfants qui reçoivent leurs amis chez eux. Il va de soi, aux yeux des écoliers, que l’attelage pédagogique est tiré par le maître et par les parents. Les exercices sont révisés à la maison, les travaux de documentation exigent la participation des familles et les élèves de groupe expliquent, tout naturellement, les difficultés  scolaires de leurs camarades par le désintérêt des parents puisque c’est l’enfant et ses parents qui sont à l’école. Cette compétition provoque le stress. Il n’est pas question de décevoir le maître et les parents . Le collège n’est que le prolongement d’une compétition devenue plus difficile car beaucoup d’entre eux éviteront le collège du quartier pour un établissement plus réputé qui couronnera leurs performances. Ces écoliers possèdent déjà les premiers outils d’une véritable stratégie de carrière. Les enfants sont ce que les adultes en font de manière plus ou moins volontaire.  

CHAPITRE 3  LES PARENTS ET L’ECOLE 

Les parents se comportent comme des « consommateurs » d’école dans un « marché » dominé par la compétition des enfants et des écoles.  

LA SOCIALISATION. L'école de l'intégration
Les apprentissages élémentaires ne sont pas seulement cognitifs, car en apprenant à lire, les enfants apprennent aussi à se conduire en société au-delà des seules sphères de la famille et du quartier. L’école doit bien distinguer le « dedans » et le « dehors », elle doit affirmer ses propres règles. C’est bien d’une école républicaine qu’il s’agit, celle qui appartient à tous et qui donne une appartenance commune.
Le maître doit se saisir des événements quotidiens pour en tirer des leçons de morales valables pour l’ensemble de la société.
Si les instituteurs ne sont plus des personnages, c’est parce qu’ils ont choisi de s’isoler de la société populaire et de s’enfermer dans leur classe ; ils ne participent pas à la vie du quartier, à celle du centre social et des associations. Un enseignant explique qu’il s’agit là d’un choix délibéré afin d’atténuer le poids d’un métier « usant » et d’échapper aussi au contrôle des parents qui surveillent les enseignants. 
La distance des enseignants et des sociétés populaires se creuse, et cela d’autant plus que les maîtres ne sont plus des notables assurés de leur statut. Cependant la séparation des sphères n’interdit pas l’appel constant au renforcement mutuel des attitudes éducatives. Les familles et l’école doivent dialoguer, doivent travailler ensemble. Il ne faut pas créer de dissonances entre la famille et l’école.
Pour le groupe des classes moyennes, la socialisation scolaire est, tout au plus, complémentaire de celle de la famille. A ses yeux, l’essentiel de la socialisation se fait dans la famille où les enfants sont toujours bien élevés et ouverts au monde.
En contrepoint, les familles populaires sont perçues comme « cette tranche de la population qui demande une éducation » en raison d’une démission parentale qui paraît aller de soi. Cette représentation se double d’une mise en cause morale des attitudes des parents populaires, toujours soupçonnés d’être non intéressés ou incapables de suivre leurs enfants, soit parce que les « parents ne savent pas parler », soit parce que tout simplement il y a une absence de référence scolaire.

L’EDUCATION. L’ECOLE CONTRE L’ENFANT
L’essentiel, c’est de communiquer avec les enfants, c’est que l’école ne brise pas cette communication, ne « bloque » pas les enfants. La pire des fautes familiales, c’est l’indifférence : « Il y a des parents qui ne descendent même pas de leur voiture, ça c’est terrible, parce que l’enfant il a l’impression d’être éjecté dans un monde à lui, en fait, où ses parents n’ont rien à voir. Les « mauvais parents » se défaussent sur les « garderies » : l’école, la crèche, le club sportif, le centre social, et surtout la télé qui empêche le dialogue avec les enfants. L’appel au sujet individuel autonome et épanoui qui est au cœur de la modernité fut-elle ouvrière, se heurte aux logiques de sélection et d’exclusion, à la mécanique des jugements scolaires.

- Le « métier de parent » est indissociable, dans les couches moyennes, de cette curiosité intellectuelle d’une recherche du savoir sur l’enfant et sur le système éducatif afin de maximiser sa réussite. Les parents deviennent des parents « professionnels » qui mobilisent des ressources et des savoirs pour bien élever leurs enfants. L’épanouissement de l’enfant est à la fois un idéal et une ressource au service du véritable idéal présenté comme objectif secondaire : le succès scolaire. Dès l’école primaire, l’expressivité de l’enfant est mobilisée au service d’une réussite sociale. On inscrit sur l’enfant les mêmes contraintes que celles des adultes.

COMPETITION ET PERFORMANCE
Si l’on devait ne retenir qu’un élément de la comparaison du groupe des parents de classes moyennes avec celui des classes populaires ; c’est sans doute sur le registre de l’usage stratégique de l’école qu’il faudrait le chercher. Aussi, tant que les élèves « suivent », les parents peuvent être satisfaits car c’est moins le désir de succès qui les porte, que la crainte de l’exclusion et de l’échec précoce.
Les parents d’élèves des classes populaires paraissent tout ignorer des règles cachées du système du poids des redoublements et des années d’avance, des mécanismes de l’orientation, des valeurs relatives des diverses langues vivantes. Ces parents se sentent impuissants face à une machine qui ne livre ses rouages secrets qu’aux classes moyennes.
Pour les parents des couches moyennes, l’école est au service d’un projet de réussite sociale. L’objectif semble bien être le  culte de la performance, objectif avouable à travers la fierté du suivi quotidien du travail de l’enfant, moins avouable quand les exigences de réussite soumettent les écoliers à de trop fortes pressions.
C’est que l’école doit construire les bases de la future réussite sociale. Les performances scolaires garantiront la possibilité des choix, la « liberté » : les diplômes, c’est pouvoir choisir. Mais c’est dans le suivi quotidien du travail des enfants que le rôle de « management » des parents est le plus évident. C’est là que, pour eux, se crée l’avantage décisif. Peu importe la façon dont le contrôle s’opère, l’important est qu’il soit maintenu.
Le rapport des classes moyennes  à l’école est plus harmonieux, mais il n’exclut pas pour autant une tension sourde entre l’appel à la personnalité enfantine et le désir d’assurer la promotion des enfants, ou le maintien de leurs positions sociales. Dans tous les cas, l’échec des enfants apparaît d’autant plus insupportable.  

CHAPITRE 4  LES MAITRES D’ECOLE 

Comparée à celle des professeurs, l’identité professionnelle des instituteurs paraît stable et assurée. Pourtant bien des éléments ont changé : leur recrutement social et scolaire, le brouillage de leur mission, l’influence croissante d’autres acteurs sur l’éducation, le déclin du poids relatif du primaire dans le système éducatif, et récemment la création du statut de professeur des écoles. Selon les situations et les publics scolaires, on parle soit de la démission des familles, soit de leurs exigences excessives. La démission parentale regroupe un ensemble d’attitudes allant de l’indifférence à l’hostilité entre l’école et les familles. L’échec scolaire a toujours son origine profonde dans la famille. Mais la démission des parents se traduit aussi par des attentes excessives à l’égard de l’école. Les parents espèrent tout de l’école et se reposent entièrement sur elle.
En sens inverse, certains parents sont décrits comme des obsédés de la réussite scolaire. Le souci de performance de certains parents est tel que les instituteurs se posent parfois en défenseurs de l’enfance. Ils insistent sur la nécessité de tenir compte des rythmes de l’enfant, sur les dangers de la fatigue, sur l’utilité des jeux.  

CHAPITRE 5  L’EXPERIENCE COLLEGIENNE

La faute suprême consiste, pour un professeur, à étaler en public des éléments de la vie personnelle des élèves. La dispute scolaire doit rester scolaire, autrement les élèves se sentent blessés, humiliés.  La bonne relation pédagogique est de nature égalitaire et suppose un respect mutuel et un équilibre des sentiments. Au fur et à mesure qu’ils avancent, les collégiens acquièrent le sens de l’orientation car, même s’ils n’ont pas de véritables projets, il leur faut essayer d’éviter une filière de relégation. Ils se manifestent à propos de l’appréciation de l’importance des matières. Dans la plupart des cas, le déclin et la naissance des passions sont directement liés aux résultats scolaires. Les collégiens aiment les matières dans lesquelles ils réussissent et se « dégoûtent » des autres.
La question nouvelle qui se pose alors est celle de la « motivation », des forces propres qui peuvent donner suffisamment d’énergie pour conduire un travail régulier, pour s’y intéresser vraiment. Même si les professeurs n’ont pas la toute puissance des maîtres d’école, ils restent un élément important de la motivation et du découragement scolaire. L’intérêt de la matière est directement commandé par le rapport à l’enseignant.   Le caractère flou des perspectives, le changement même du collège, le sentiment diffus d’entrer dans une société qui n’offre pas une place à chacun engendrent des sentiments d’inquiétude et de peur. La peur renvoie aussi à l’anticipation d’un avenir souvent perçu comme sombre et difficile. La vie collégienne est dominée par une vive opposition des sexes. Garçons et filles partagent la classe en 2 espaces distincts, ne mangent pas ensemble et ne fréquentent pas les mêmes endroits dans la cour. Du point de vue scolaire, les filles affichent un comportement plus conforme aux exigences de l’institution scolaire et un plus grand sérieux.  La relation entre les collégiens et les enseignants est de nature fort instable : elle bascule constamment soit vers une relation d’autorité, voire de force, vécue comme telle, soit vers une relation affective difficile, voire interdite. En fait la relation pédagogique elle-même n’est rien d’autre que ces déplacements et ces glissements.
Pour les adultes, l’authenticité consiste à s’affirmer par la « sincérité » de ses sentiments et de ses convictions, alors que, pour les adolescents, l’authenticité ne peut se construire que par une mise à distance. A la performance et aux conduites scolaires s’oppose la réputation dans le groupe des pairs. A terme le collégien se « laisse entraîner », il agit en fonction des attentes, implicites ou explicites de ses copains, il fait ce qu’il pense que les autres attendent de lui et répond aux défis que les autres lui imposent.   Comme l’amitié enfantine, l’amitié adolescente est marquée par le sceau de la confiance. L’essentiel de l’amitié adolescente ne réside pas dans le dévoilement de soi mais dans la capacité à accepter, de la seule personne dont on peut vraiment l’accepter, une critique de soi.  

CHAPITRE 6  UN COLLEGE DE BANLIEUE

Le temps du collège est aussi celui des premières épreuves, des grands clivages scolaires et sociaux.  Tous ont plus au moins tenté de répondre à ces problèmes, beaucoup se sont mobilisés dans divers projets et le bilan mesure plus facilement les déceptions que les succès. Tous soulignent une rupture du processus d’intégration , tous désignent l’absence de continuité entre le monde social et le monde scolaire. Le monde des évidences scolaires est d’autant plus fragile, que le sentiment de l’utilité des études et des projets reste faible et que les élèves manifestent même une véritable peur de l’avenir. L’école dit aux élèves qu’il n’y a pas de salut en dehors des études, en tout cas pas de salut honorable et en même temps elle dit ou suggère, qu’ils n’y parviendront probablement pas.  Le pitre est « grand » dans la vie et « petit » à l’école. Il affirme qu’il y a deux intelligences : l’intelligence individuelle qui se prouve dans la vie sociale, et l’intelligence scolaire. Dans la vie, il est aussi grand que les professeurs, sinon plus parce qu’il habite un quartier difficile où la mise à l’épreuve de soi est bien plus sérieuse que celle de l’école. Si les garçons adoptent un style « voyou » et sont d’ailleurs considérés comme tels par bien des enseignants, les filles mettent en avant leur féminité. Les filles affichent leur féminité et leur sexualité contre l'école.   Les filles affirment leur « grandeur » en montrant qu’elles sont déjà des femmes, ce  qui déstabilise les enseignants et les enseignantes bien plus profondément que ne fait la provocation masculine. On attend du professeur qu’il traite la classe comme un ensemble d’individus, c’est-à-dire qu’il soit « sympa ». Il faut sans doute être juste et respectueux des personnes.  

CHAPITRE 7  UN BON COLLEGE

Dans ce collège, les familles essaient d’assurer une continuité et, parfois même, elles vont au-delà des attentes de l’école en renforçant sans cesse les demandes de performances. Chacun mesure l’importance de la scolarité surtout par crainte de déchoir. L’essentiel réside dans le renforcement familial des demandes de l’école.  A travers les demandes de performances, et le nombre d’activités extra-scolaires dans lesquelles ils les encadrent, les parents de  classes moyennes produisent une pression qu’ils voudraient bien, par ailleurs, annuler. Les parents interviennent plus ou moins discrètement dans les choix amicaux. Les parents sont des « auxiliaires » de la scolarité en poussant leurs enfants vers des activités éducatives dont ils pensent qu’elles seront, à terme, scolairement utiles.  Les parents s’assurent que les devoirs sont faits à l’avance, et, dans la plupart des cas, le droit de regarder la télévision, de sortir et de recevoir des amis ne s’obtient qu’une fois les tâches scolaires accomplies.

LES ETUDES 
L’extension du chômage crée un sentiment d’incertitude quant à la valeur même du diplôme. Ils font l’économie des « projets » personnels, tant leur survie dans le système scolaire paraît garantie. Ces collégiens ont pris le départ d’une course d’endurance, et ils doivent acquérir le « métier » qui leur permettra de survivre, sinon de triompher. Les collégiens efficaces apprennent vite à mesurer les investissements et les coûts en raison du poids respectif des matières, des manies des profs, des coups de collier à donner, des ressources à mobiliser…   Les collégiens de la bonne classe décrivent longuement le poids de l’école sous la forme du stress, de la pression constante et de la peur d’échouer.  

CHAPITRE 8  LES PROFESSEURS

L’enseignant doit communiquer des savoirs évalués par des collègues et un diplôme : le brevet des collèges ; il doit aussi construire des « relations » avec les élèves, tant l’exigence de l’expression des élèves apparaît aujourd’hui comme un impératif et une médiation de l’apprentissage. Il doit enfin établir un ordre scolaire permettant à la classe de se dérouler. Si le discours des enseignants apparaît aussi souvent plaintif et pessimiste, c’est sans aucun doute parce qu’il ne se décline qu’à l’ombre d’une image idéale de l’école, image si forte que les échecs effacent les succès.  Le professeur doit être juste, non seulement il doit traiter les enfants de manière équitable, mais il doit aider les plus faibles sans sacrifier les meilleurs, il doit créer la justice face à un monde injuste. Alors que l’économie choisit les meilleurs et les plus qualifiés, il leur échoit la part maudite de la formation, celle qui opère les grands tris entre les futurs travailleurs et les futurs exclus. Les professeurs se défendent car l’école ne fait que subir les problèmes sociaux et, plus largement, les mutations des pratiques éducatives des familles qui démissionnent. Les parents sont à la fois « des consommateurs d’école » qui ne soucient que de la carrière de leurs enfants, et ils n’assurent plus leur rôle éducatif, s’en déchargent sur l’école.   Les élèves « zappent », ne parviennent plus à fixer longtemps leur attention. Ils sont peu « motivés » car il n’y a plus assez d’autorité familiale pour soutenir les efforts de l’école. Ils consomment le savoir qui leur convient à certains moments de leur vie. Finalement l’école n’est pas seulement déstabilisée par les mutations économiques, elle l’est aussi par la montée de nouvelles demandes éducatives.L’école apparaît comme « un monde à part », un monde en chute aussi, bien que son emprise sur la distribution des positions sociales ne cesse de se renforcer avec la massification scolaire. Les problèmes sociaux envahissent les collèges et les enseignants se sentent démunis. Même s’il arrive que l’école sauve quelques élèves, elle ne fait souvent que sanctionner des processus d’exclusion qui la dépassent.   Les collègues incompétents sont intouchables, les programmes sont ce qu’ils sont, les décisions les plus banales sont engluées dans l’administration, les règles impersonnelles ne tiennent pas compte des spécificités locales, il faut « truquer » pour obtenir des conditions favorables. L’impossibilité de sanctionner les uns implique l’impossibilité de récompenser les autres (on traite de la même manière ceux qui s’engagent dans leur travail et ceux qui sont en retrait).  Le collège de masse crée de grandes disparités. Dans les collèges les moins favorisés, certains élèves ne savent pas lire et écrire couramment alors que les programmes fixent un seuil d’exigence par élève. Que faire avec les « têtes » et les « queues » de classe, quel temps leur consacrer, comment noter sans survaloriser les uns et sans décourager les autres ? On ne note pas seulement un travail, mais aussi un individu qu’il ne faut pas humilier et enfermer dans une spirale d’échecs.   Il n’y a pas que l’intellectuel qui fonctionne en  classe, il y a l’affectif aussi.  Les collégiens ont une vie propre, amicale et amoureuse, qui les éloigne de l’école, au sein même de l’école. Les enfants ont besoin d’une loi… La relation, elle, n’est pas seulement basée sur l’apprentissage mais aussi sur la socialisation. C’est-à-dire qu’on doit apprendre à un élève comment on se comporte dans un groupe et quelle relation on a avec un individu. L’établissement ne fut pendant longtemps qu’une unité administrative, qu’un agencement de classes, de programmes et de moyens sans réelles capacités d’action autonome. Diverses réformes et mesures ont visé à constituer l’établissement comme une véritable unité pédagogique capable d’élaborer sa politique, de construire des projets, d’inviter les enseignants à harmoniser plus fortement leurs activités.
Il semble que les établissements capables de motiver, mobiliser les enseignants et de restreindre la diversité des objectifs et des méthodes obtiennent de meilleurs résultats. Coordination du travail  et poursuite d’objectifs partagés ne peuvent qu’améliorer les performances des élèves et le travail de chacun.
L’autonomie de l’établissement, c’est le « système D » où le principal consacre tous ses efforts à obtenir des moyens auprès de l’administration et des élèves.   Le principal efficace est alors celui qui soutient ces initiatives, les protège et leur donne les moyens. C’est le contraire d’un manager offensif, et d’un bureaucrate ; le premier casse l’établissement et le second l’endort. L’indifférence affichée ne trompe guère car elle rend la classe invivable puisqu’il faut supporter l’hostilité, sinon la haine des élèves.   Première étape de l’enseignement secondaire, il est soumis à une exigence de performance et de sélection que les enseignants ont l’impression de peu maîtriser avec la masse hétérogène des élèves.  

CHAPITRE 9  L’EXPERIENCE LYCEENNE

C’est au lycée que l’individu émerge pleinement de la socialisation scolaire, ou, au contraire, qu’il se sent emporté par le sentiment de sa destruction et de son incapacité. 
Les lycéens sont engagés dans un rapport d’utilité à leurs études qui acquiert un sens dans la  perspective des projets d’avenir.
Les lycéens sont des « intellectuels en formation » capables de s’engager dans un rapport à la connaissance susceptible de les « motiver », de leur  donner le sentiment de participer de la formation de leur personnalité.   -         L’intégration sociale devient plus complexe car le lycéen est aussi un jeune qui se voit reconnaître une certaine autonomie dans l’organisation de sa vie, dans ses choix, ses goûts et ses relations. Et alors que les uns sont socialisés et individualisés dans l’école, les autres se construisent à côté ou contre l’école.   -         Depuis plus de 30 ans, avec une phase de forte accélération au début des années 90, le lycée s’est considérablement massifié.   -         Un grand clivage est opéré à la fin de la classe de 3ème entre l’enseignement général et l’enseignement professionnel. En fonction de leurs résultats scolaires : brevet des collèges, appréciations du conseil de classe, choix des familles, les élèves de 3ème sont orientés vers l’un ou l’autre de ces deux ensembles.
Il existe des voies royales de l’enseignement général, de l’enseignement technique et de l’enseignement professionnel, il existe aussi des filières de relégation. L’élève s’oriente par défaut vers la formation la plus prestigieuse disponible, une fois que les premiers choix ont été fermés.   -         Les bonnes filières reçoivent les bons élèves des catégories sociales favorisées, les autres, les moins bons élèves des catégories les moins favorisées.   -         L’ensemble des résultats acquis, des choix d’options, l’âge de l’élève, le type de collège dont il est issu… fixent les chances d’accéder à telle ou telle filière. Toutes les caractéristiques scolaires et sociales des élèves finissent par agréger leurs efforts pour fixer la place du lycéen, la somme des petites différences crée les grands écarts.   -         Les lycéens sont tenus d’inscrire leurs études dans un projet d’avenir plus ou moins précis, ou dans le projet d’études visant ce projet d’avenir. Si le projet professionnel est souvent vague, voire exceptionnel, il reste que les études peuvent être définies par les portes qu’elles ferment définitivement.   -         Les élèves les plus mal placés sont tenus de faire des projets, de prendre des décisions, d’envisager une mise au travail plus précoce.   -         A côté des « vrais » scientifiques par exemple, se tiennent des masses de lycéens qui choisissent une filière scientifique parce qu’ils sont, plus simplement, de bons élèves qui ne veulent pas hypothéquer l’avenir.   -         Tous les élèves mettent en œuvre avec plus ou moins de bonheur les diverses aptitudes, les stratégies, les calculs, les routines du métier d’élève. Ils travaillent en  fonction des bénéfices escomptés et certaines disciplines, à leurs yeux non rentables, peuvent être délaissées.   -         Ce n’est ni le poids du travail, ni celui de la discipline et de l’organisation que les élèves dénoncent c’est le sentiment d’être dans un système traversé par une chaîne de mépris, par la menace latente d’une destruction d’une image de soi.
Les lycéens pensent que leur « véritable personnalité », leurs goûts, leurs talents, leurs difficultés sont ignorés des professeurs qui ne les considèrent que sous l’angle de leurs performances et de leurs exercices scolaires, qui les voient uniquement comme des élèves.   -         La peur de l’échec ne renvoie pas seulement à la crainte de compromettre l’avenir, elle est plus encore la crainte diffuse d’être conduit à se mépriser soi-même. Les élèves qui échouent s’enfoncent dans le silence, le retrait et le malheur, d’autres se retournent contre l’école afin de préserver leur propre identité.   -         Alors que le lycée d’autrefois n’accueillait qu’une faible part d’une classe d’âge, il pouvait maintenir la jeunesse hors les murs par la rigueur des disciplines scolaires, par la séparation des sexes et par la faible reconnaissance de la jeunesse elle-même dans la société. La jeunesse était un épisode de la vie bourgeoise, elle était brève et contrainte pour la plupart des individus travaillant de manière précoce.   -         La jeunesse a partie liée avec l’école et, plus les études s’allongent, plus la jeunesse s’allonge aussi, moins elle est une simple transition éphémère.   -         Les jeunes ne sont ni des enfants ni des adultes, et doivent « entrer » dans la vie, acquérir une autonomie tout en restant dépendants des adultes. La seconde épreuve tient à ce que la jeunesse est le temps de l’apprentissage et du différemment, de l’investissement dans des formations préparant un statut professionnel plus ou moins anticipé.   -         Les élèves issus de milieux peu favorisés dans lesquels les études sont une charge, et, comme ils sont plus âgés que la moyenne, supportent d’autant plus mal d’être un poids pour leurs parents. Ils éprouvent plus fortement que les autres élèves, une tension entre leur autonomie juvénile et leur dépendance économique.   -         Mais la plupart des élèves attendent du lycée qu’il ne se mêle pas de leur jeunesse.   -         Les élèves ne sont pas hostiles à ce retour d’une discipline qui les protège de l’envahissement d’une violence sociale et d’une « galère » qu’ils retrouvent dans la rue. Parfois ces établissements difficiles remplissent une fonction « sociale » en signalant des situations particulièrement difficiles aux travailleurs sociaux, aux magistrats, aux enseignants qui ne peuvent les ignorer.   -         La massification scolaire ne change pas seulement les règles de la compétition, et la finalité attribuée aux études : elle met en question le modèle éducatif lui-même en confrontant le lycée à des élèves qui ne correspondent plus aux canons « classiques » du lycéen. Une partie de la jeunesse ne coexiste pas avec l’école, elle s’y oppose ...ou s’en détache.   -         Les nouveaux lycéens, orientés par les échecs relatifs, éprouvent de grandes difficultés à maîtriser le métier d’élève. Fortement dépendants des professeurs, ils demandent une présence et un encadrement capables de les « motiver », évoquant parfois les  conduites scolaires des collégiens.   -         Au sommet se tiennent les lycéens qui peuvent s’appuyer sur un fort sentiment d’utilité de leurs études parce qu’elles vont de soi dans un projet familial, parce qu’elles sont rentables, parce qu’elles sont le moment d’un projet de vie.
A l’autre extrémité de la hiérarchie, se constitue l’espace d’une expérience éclatée.  

CHAPITRE 10  FIGURES LYCEENNES

  -         L’école ne fabrique pas seulement des acteurs sociaux, elle participe aussi à la formation de sujets capables de construire leur expérience.   -         Le lycéen est animé par deux grands soucis. Dans le domaine scolaire proprement dit, l’affirmation d’un projet scolaire exige une maîtrise croissante des stratégies scolaires. Dans le domaine de la « vie personnelle » il y a la quête  des relations pleines, où la subjectivité puisse s’exprimer librement et sans peur.   -         La définition sociale du sujet n’est pas autre chose que la volonté de construire des expériences où s’accordent des intérêts individuels bien compris avec des principes moraux bien tempérés.   -         L’échec scolaire est bien autre  chose que le simple ratage d’une entreprise et d’un projet, c’est un verdict qui appelle une réorganisation de la perception de soi. L’échec scolaire est personnel et casse les groupes de pairs.  Dans tous les cas, l’échec finit par envahir la totalité de la vie du lycéen. Il se découvre différent des autres, toujours sous leur regard, parfois même transparent devant l’institution.   -         Le redoublement signale aux yeux de tous ce qu’on savait déjà : on n’est pas comme les autres, il rend visible une fracture. Désormais, on porte en soi une expérience qui sépare et isole.   -         Le sentiment de honte est renforcé par une culpabilité profonde, d’autant plus intense que les parents laissent aux lycéens la responsabilité absolue de leurs parcours. Les inquiétudes envers l’avenir se conjuguent au sentiment d’échec et finissent par engendrer une obsession.   -         Dans la compétition, les inégalités relèvent donc du travail librement engagé et non pas des qualités de la personne. L’échec ne serait donc pas une fatalité personnelle, mais le résultat d’un manque de travail ou de mauvaises techniques de travail.
De fait, l’orientation n’est qu’une sélection par l’échec à partir d’une norme unique de l’excellence scolaire.   -         Bien des élèves ne sont pas là où ils auraient voulu être. Certains en veulent aux enseignants, d’autres aux conseillers d’orientation. L’orientation est vécue comme un parcours chaotique, comme une succession d’accidents brisant peu à peu le rapport entre les projets et la carrière scolaire. Chaque orientation ferme l'univers des possibles.   -         Plus on a de difficultés scolaires et moins on a de choix de filières, et plus on est contraint d’énoncer un projet personnel. Les études risquent alors très fortement de se vider de sens.  En l’absence de tout véritable intérêt intellectuel et de tout projet, les études deviennent vides.   -         Aux yeux de ces nouveaux lycéens, souvent, l’investissement scolaire n’est pas rentable. Scolarisés dans des établissements peu réputés et dans les filières les moins prestigieuses, ils estiment avoir de « bonnes raisons » de ne pas accomplir d’avantage d’efforts.   -         17 % des lycéens seulement pensent que les diplômes sont la clef de la réussite sociale, 69 % estiment que l’école prépare mal au monde du travail, et ce taux augmente de la seconde à la terminale comme si le déroulement des études accentuait la conscience de leur inutilité (sondage CSA Phosphore mai 1993).   -         Pour ces lycéens, l’école n’a plus beaucoup d’utilité, ni d’un point de vue objectif avec la dévalorisation des diplômes, ni du point de vue de l’intérêt intellectuel et des gratifications apportées par le succès. Comment, dans ces conditions, attendre un engagement et un dévouement réel.   -         Quand l’école menace l’image de soi, la vie professionnelle est une 2ème chance, une autre façon  de prouver sa valeur. Outre les difficultés économiques et familiales non négligeables pour certains, et la nécessité d’avoir une activité rémunérée afin de disposer d’un peu  d’argent à soi, le petit boulot est un effort de subjectivation, un remède à l’école, ils récupèrent une estime de soi . En acquérant de l’autonomie, l’individu se prépare aux épreuves difficiles de l’entrée dans la vie. L’activité rémunérée éloigne du sentiment d’absurdité du monde scolaire, car la relation du travail et du salaire semble plus claire et plus maîtrisée que celle du travail scolaire et des notes.
Bien des lycéens travailleurs se sentent et se savent exploités, mais ils se découvrent courageux, « débrouillards », acharnés, engagés dans de véritables mises à l’épreuve.   -         On n’observe pas de « réinvestissement » scolaire des vertus acquises au travail. Les deux mondes restent profondément séparés. En réalité, il s’agit de deux vies parallèles et l’expérience du travail rémunéré permet de dégager sa personnalité de l’emprise constante de l’échec scolaire, le baccalauréat n’étant qu’un projet minimal.   -         Des élèves plus faibles se découvrent comme de très bons délégués. Pour certains cette expérience opère comme un contrepoids face à l’échec scolaire. Ils peuvent se former une image valorisante d’eux-mêmes. Ils cessent de se percevoir à travers les seuls jugements scolaires et se dotent de nouvelles identités susceptibles de se traduire dans un « bien-être psychologique ».   -         Par le biais de procédures actives de participation et de négociation, l’établissement se dote d’une capacité éducative relativement indépendante de l’apprentissage scolaire. Elle esquisse un espace éducatif que la tradition scolaire française a toujours refusé  en considérant que l’éducation scolaire passait essentiellement par l’apprentissage d’une grande culture, par le cours sur la démocratie, plus que par la pratique démocratique.   -         En s’opposant aux professeurs, les élèves résistent au mépris social et scolaire qui domine toute leur vie scolaire et dont les professeurs apparaissent, quoiqu’ils en pensent, comme les agents.   -         Les élèves, qui peuvent se sentir exclus par la « science » d’une discipline abstraite, sont en mesure d’admirer le savoir-faire d’un professeur d’atelier. Surtout, ils peuvent réussir dans un domaine nouveau qui ne mobilise pas les savoirs dans lesquels ils ont échoué.   -         Devant la force du sentiment d’exclusion  dont le thème de la violence n’est qu’un des symptômes, les élèves ont une image vague et inquiétante de leur avenir et demandent à l’école de les protéger, de les maintenir entre parenthèses tout autant que de les préparer à l’avenir. L’école apparaît comme une manière de s’enfermer  dans le présent et d’échapper  à l’angoisse de l’avenir.    

CHAPITRE 11  LE « SYSTEME » ET LA « BOITE NOIRE »

La préoccupation majeure, sinon unique, de la paiedera fonctionnaliste  est de définir la manière dont une école accomplit ses principales fonctions : d’abord, assurer l’intégration des nouvelles générations afin d’établir la continuité  de la vie sociale ; ensuite, élargir l’horizon culturel des enfants en les mettant en contact avec une grande culture universelle, enfin permettre le développement psychique et moral de l’individu. La fonction scolaire a deux dimensions : d’un côté l’idéal éducatif d’une société dépend de la structure  de cette même société ; de l’autre, cet idéal pédagogique vise à engendrer des individus autonomes libérés du poids de la tradition et capables d’indépendance de jugement.  Les membres des couches populaires apprennent à obéir et à respecter les normes, tandis que les membres des couches supérieures apprendraient l’indépendance d’esprit et l’exercice de l’autonomie. La réussite scolaire sanctionnerait les personnalités nécessaires à la reproduction du système économique.  La culture scolaire n’est que la  culture de la classe dominante imposée à la totalité de la société comme un savoir objectif et universel. L’école est au cœur d’une triple reproduction : celle des parcours individuels, celle des structures sociales et celles les légitimités culturelles.  

CONCLUSION  : Installation d’un rapport stratégique aux études dans une école qui fonctionne « comme » un marché. Le second est le désajustement croissant des attentes des élèves et des profs, désajustement lié à la massification et à l’autonomisation de la vie juvénile.    L’entrée au lycée est scandée par une orientation qui tient lieu de « rite d’exclusion » .  

POSTFACE

Chacun sait que l’école doit être sensiblement transformée, même si personne n’ignore le poids des obstacles à ce changement. Il faut conduire une mutation du système scolaire capable d’en rendre le fonctionnement plus acceptable et plus harmonieux pour les élèves et les enseignants. L’appareil scolaire ne fonctionne sur le modèle d’une institution que pour la catégorie des élèves dont la famille mobilise suffisamment de ressources et de « motivation » pour assurer la continuité d’une socialisation scolaire.  Si l’utilité des études se perd, si elle est faiblement perçue ou si elle n’est que négative, parce qu’on a tout perdu et rien à gagner, l’expérience scolaire se vide et, pour le dire simplement, les élèves n’ont plus de bonnes raisons de travailler. C’est pour cette raison que le thème des motivations, des projets, du sens subjectif du travail s’impose aussi fortement aux élèves et aux maîtres, qui doivent construire ce que la nature du système ne suffit plus à établir.

Bien souvent, l’école se trouve seule face à des demandes d’intégration et de socialisation croissantes dans les secteurs les plus fragiles de notre société. L’augmentation des performances globales, la capacité d’accueillir des effectifs croissants et nouveaux ont montré que le système scolaire n’était pas sans qualité. Dans une grande mesure, les problèmes de l’école ne lui appartiennent pas directement et il semble évident qu’une grande part d’entre eux vient de l’excès des demandes qui lui sont adressées.

L’école ne produit pas des chômeurs, mais elle produit des diplômés qui sont et seront de moins en moins protégés du chômage. L’ensemble des mécanismes sélectifs produit des publics scolaires très inégaux en termes de ressources et d’espérances et accentue les écarts tout au long des parcours. Tout se passe comme si l’école n’était réellement efficace, et ceci dès le collège, que pour les enfants des classes moyennes. Il conviendrait de renforcer sensiblement l’autonomie des établissements afin qu’ils construisent une offre éducative mieux adaptée à leur public. A terme, cette autonomie exige des mutations profondes dans la gestion du personnel, elle implique des règles de cooptation des enseignants et des modes de désignation électifs des chefs d’établissement, car on peut difficilement concevoir comment une gestion centralisée des personnels, reposant sur le principe du barème, engendrerait des établissements capables de mobiliser des équipes autour de projets spécifiques.  Il faut donner plus de moyens à ceux qui en ont le moins, ce qui exige une politique résolue et beaucoup moins timide que celle des ZEP.  Il en est de l’école comme de quelques systèmes de protection sociale, elle traite mieux ceux qui sont déjà bien traités, et l’on gagnerait, en termes de justice, à construire les interventions publiques sur un principe de compensation.  

Il ressort que plus les élèves sont « faibles », moins l’école possède de capacités de socialisation, plus la vie juvénile se constitue à la marge de l’école ou contre elle. Dans la mesure où les élèves ne demandent guère un développement de leur participation à la vie de l’établissement, dans la mesure aussi où les enseignants et les administrations peuvent craindre les désordres qui en seraient issus, on se borne souvent à établir une paix, sans doute indispensable, mais qui est très éloignée de l’ambition de former des citoyens pourvus d’initiative et d’esprit critique. Sauf à considérer que l’école n’a pour objectif que l’apprentissage des connaissances, il faut bien admettre qu’elle ne peut plus accueillir la totalité d’une classe d’âge jusqu’à 18 ans, comme elle le faisait d’un public minoritaire et choisi. Ne pourrait-on imaginer que la conception des programmes en soit changée et que l’on passe de la notion de programme idéal et maximal, très rarement, réalisable d’ailleurs, à celle de programme minimal « garanti » car bien des élèves et des professeurs sont placés d’emblée dans des situations d’échec et de bachotage obstiné, les uns et les autres ne cessant de déplorer la faiblesse des bases et des fondamentaux. Tout se passe comme si les programmes étaient faits pour une élite, pour les futurs agrégatifs de la discipline, mais certainement pas pour les élèves tels qu’ils sont.  La distance de la culture scolaire et des cultures sociales est telle que les élèves ont le sentiment de vivre dans deux mondes étanches.