Culture Populaire et Rituels

Anne-Marie DESDOUITS
Arts et traditions populaires
Université Laval
Peter NARVÁEZ
Department of Folklore
Memorial University of Newfoundland
 

Gestes répétés, invariables et symboliques, les rites réfèrent à des pratiques coutumières, présentes et réglées comme des lois. Souvent à consonances religieuses, les rites — entre autres liturgiques — caractérisent les cérémonies de cultes en intégrant des objets sacrés et une gestuelle cérémonielle, dont l’intensité se mesure par la solennité de l’événement (par exemple le baptême ou le chant d’un hymne national).

La vie est pondérée de rites, aussi souvent profanes que religieux. L’importance des gestes posés, leur fréquence et l’attention qu’on y porte, consacrent les gestes et les poétiques en leur adjoignant un caractère sacré1. Du lever au coucher (rituels de la vie quotidienne), du printemps à l’hiver (rituels calendaires), de l’enfance à la vieillesse (rites de passage), des rituels se vivent, rompant la monotonie du quotidien, unifiant des gestes en apparence anodins pour marquer des rythmes au moyen de ces rites qui composent les rituels. Bizutage, concours, marchandages, anniversaires, mariages, fêtes nationales, comportent tous des performances symboliques qui légitimisent nos identités individuelles et de groupes. Tout est réglé, consciemment ou non, et vécu avec un respect de la tradition qui se renouvelle dans un souci de continuité.

Ce renouvellement de la tradition n’est pas simplement un phénomène du passé ; on le trouve aujourd’hui au coeur même de nos sociétés capitalistes. Celles-ci se caractérisent par un matérialisme qui pousse quelquefois jusqu’au fétichisme, une recomposition des hiérarchies culturelles, une industrialisation de la culture qui tend à uniformiser les productions culturelles et à mettre dans le même moule toutes les pratiques esthétiques2. À ces tendances qui visent à une " uniformisation massive ", s’opposent cependant des comportements traditionnels et une culture populaire régionale, " culture faite par et pour le peuple "3. Le peuple conserve toujours des traits de culture régionale traditionnels dans leurs contextes familiaux et professionnels ainsi que dans leurs relations sociales (amis, voisins, etc.). Pourtant, bien que traditionnelles, ces activités sont en contact permanent avec des productions de masse, productions réappropriées et réutilisées de manière créative, pour de multiples usages. La manipulation, l’altération et la transformation de ces produits de la culture de masse par des individus ou des groupes est au coeur de la dynamique folklorique.

De nos jours, on trouve dans les rituels populaires éclectiques et postmodernes bien des exemples de métissage entre des formes culturelles traditionnelles et de nouvelles poétiques culturelles4. Les récentes études de Rosemary Wells et Tad Tuleja sur les rites liés à la perte des dents de lait, illustrent bien ce mécanisme. Partant d’exemples historiques, Wells observe que dans de nombreuses cultures on s’est senti suffisamment concerné par la perte de ces dents pour ritualiser ce phénomène5. Bien que ce rite de passage ait des racines anciennes, l’auteure constate qu’il est encore très présent dans l’imagerie contemporaine et dans la culture de masse. Tuleja, en s’appuyant sur des documents d’archives, montre aussi qu’aux États-Unis, la télévision et le cinéma ont actualisé et " nationalisé " le personnage symbolisant ce rituel : la " fée des dents ". À partir des années 1950, les informateurs confondent, ou dans certains cas identifient même consciemment cette fée, avec des personnages de contes comme par exemple " la fée bleue ", le petit Tinkerbell, Peter Pan ou la bonne sorcière du " Magicien d’Oz " 6.

De même, dans sa récente étude sur l’Halloween, Lesley Pratt Bannatyne soutient que, comme ses antécédents (le festival celtique de Sanhaim, les fêtes romaines de Pomone), l’Halloween contemporaine continue à être essentiellement un rite d’inversion, " la seule nuit de l’année où tout est renversé, à commencer par l’ordre naturel " ; ceci en dépit du caractère commercial de la fête, avec ses costumes et friandises à profusion7. Ces costumes, d’ailleurs, observe Jack Santino, représentent très fréquemment des personnages produits par la culture de masse : E. T., madame Piggy, Superman8. Pour sa part, Gregory P. Stone propose une interprétation de l’Halloween des enfants qui va dans le même sens : les parents y jouent le rôle de dupes et encouragent leurs enfants à quêter et manger beaucoup de friandises, allant ici à l’encontre des principes généralement admis9.

La consommation joue aussi un rôle important dans les festivals. On y trouve de nombreux rituels " autoréférentiels " qui inventent et légitiment la tradition par le biais d’une commercialisation de " signes ". Ainsi, dans une étude récente et importante, le folkloriste John D. Dorst étudie un festival de la Pennsylvanie : " Chadds Ford Days ". Il observe que, même si les objets artisanaux y sont vendus dans le but de faire des profits, ils sont comparés et achetés en fonction du code hiérarchique qu’ils représentent. Plus que des produits, les gens consomment, en fait, un statut social et " un système d’authenticité "10.

Les articles de ce numéro démontrent la dynamique et la diversité des rituels populaires. Le premier article fournit un point d’ancrage théorique par une évaluation comparée et critique des perspectives de l’ethnologie et du programme " d’études culturelles ", né récemment en Grande-Bretagne, pour l’étude de la culture populaire. Identifiant des lieux de complémentarité et de convergence, Narváez souligne les possibilités d’emprunts théoriques et méthodologiques réciproques ainsi que l’humanisme partagé par l’un et l’autre domaine dans l’étude de la culture contemporaine.

Reposant sur des enquêtes systématiques, Kirsti Salmi-Niklander fait une analyse approfondie des festivals de deux villages finlandais. Si certains des rituels qu’elle décrit viennent du répertoire traditionnel, d’autres sont nouveaux, " nés de modèles de la culture de masse " et " exprimant l’adoption de la culture de masse dans les régions ". La survie de ces festivals semble être le résultat d’une " sélection naturelle ".

Dans le champ du quotidien auquel on associe d’abord les femmes, Francine Saillant, anthropologue et professeure en anthropologie de la santé à l’École des sciences infirmières à l’Université Laval, aborde l’univers ethnomédical des familles québécoises francophones du début du xxe siècle et examine en particulier les savoirs féminins sur le corps, la santé, la maladie. Elle met en évidence le rôle prépondérant des femmes dans la transmission orale des recettes de médecine, leur préparation et leur application, analyse les correspondances entre leurs activités et le contenu des savoirs ethnomédicaux, et approfondit les nombreuses relations entre le domaine culinaire et le domaine thérapeutique.

Si la femme a toujours été gardienne du corps et des pratiques qui s’y rapportent, en particulier dans la société traditionnelle, il a aussi toujours existé des " professionnels " auxquels on se réfère lors des occasions les plus critiques. L’ethnologue Simonne Dubois, chercheure dans le projet d’ethnologie urbaine faisant partie d’une entente entre l’Université Laval et la ville de Québec, traite de la place du rituel thérapeutique des guérisseurs de la région de Québec. Elle décrit minutieusement leurs pratiques et tente d’expliquer leur rôle dans le processus de guérison11.

En rupture avec le quotidien, les pratiques ludiques présentent elles aussi des rituels qui marquent les manifestations des identités individuelles et collectives, lesquelles nourrissent les diverses dimensions de l’intégration sociale à un groupe. Marie-France Saint-Laurent, étudiante au doctorat en ethnologie à l’Université Laval, privilégie, pour démontrer ces manifestations, l’harmonie musicale populaire. Elle examine d’abord la fanfare comme modèle d’identité collective, puis s’attarde à cerner l’intensité de la socialisation qu’elle favorise.

S’inscrivant dans le domaine de l’ethnologie du travail, l’étude de John Ashton dévoile l’intérêt et l’importance des " rituels interactifs " qu’emploient les marchands ambulants en Angleterre. Pour réussir leurs ventes à la criée, ils font usage de tout un arsenal de gestes et de formules langagières. Ils puisent les règles de leur art à deux sources : le répertoire des expressions de la tradition orale et les techniques de ventes modernes nées du commerce industriel. Leur stratégie est toujours à peu prés la même : convaincre de la qualité élevée et des prix réduits de la coutellerie, de la poterie, de la verroterie et des tissus ; objets produits en usine pour une consommation de masse mais vendus artisanalement12.

Depuis plusieurs années, Gérard Bouchard, rattaché à l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC), et directeur du centre de recherche interuniversitaire (SOREP), s’intéresse aux transferts des populations vers des territoires neufs. Ses recherches, menées dans une perspective d’enquête comparative, ont entre autres porté sur différentes coutumes dont celles en rapport avec les rites de passage. L’article qu’il nous présente est une reconstitution du rituel mortuaire dans la région du Saguenay entre 1860 et 1920-1930 environ. Il poursuit ainsi les objectifs de son grand objet visant à " faire part des continuités et des ruptures qui se marquent entre les régions mères et les nouvelles collectivités ".

Pour clore ce numéro thématique, Michael Taft présente une bibliographie qui peut servir de base à toute étude qui aborde les rites de passage. Elle témoigne aussi de l’intérêt croissant pour ce domaine d’étude, notamment en ethnologie.

1. Voir en particulier Erving Goffman, Interaction Ritual: Essays in Face-to-Face Behavior, Chicago, Aldine, 1967, p. 47-95 ; Victor W. Turner, Le phénomène rituel, Paris, PUF, 1990; Terrain, no 8, Paris, Ministère de la culture et de la communication, Direction du patrimoine, avril 1967.

2. Sur l’uniformisation de la culture, voir le chapitre 4 de Hemlann Bausingers, Folk Culture in a World of Technology, Bloomington, Indiana University Press, 1990, p. 88-115. En œ qui concerne les travaux récents qui soutiennent la thèse de l’uniformité dans une perspective politique, voir Herbert L Schiller, Culture, lnc. : The Corporate Takeover of Public Expression, New York, Oxford University Press, 1989.

3. Raymond Williams, Keywerds: A Vocabulary of Culture and Society, London, Fontana, Flamingo, 1976, p. 237.

4. Pour une évaluation favorable de l’éclectisme postmoderne voir Jim Collins, Uncomrnon Culture: Popular Culture and Postmodernism, New York, Routledge, 1989.

5. Rosemary Wells, " The Making of an Icon: The Tooth Fairy in North American Folklore and Popular Culture ", Peter Narváez (sous la direction de), The Good People: New Fairylore Essays, New York, Garland, 1991, p. 426-453.

6. Tad Tuleja, " The Tooth Fairy: Perspectives in Money and Magic ", Peter Narváez (sous la direction de), The Good People: NewFairylore Essays, New York, Garland, 1991, p. 406-425.

7. Lesley Pratt Bannatyne, Halloween: An American Holiday, An Arnerican History, New York, Facts On File, 1990, p. 158.

8. Jack Santino, " Halloween in America: Contemporary Customs and Performances ", Western Folklore, 42 : 1 (1983), p. 1-20.

9. Gregory P. Stone, " Halloween and the Mass Child ", American Quarterly, 11 : 3 (1959), p. 372379.

10. Jean D. Dorst, The Wrilten Suburô: An Arnerican Site, An Ethnographic Dilernma, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1989, p. 108. Pour des études comparables de festivals au Canada voir Carole Farber, " High, Healthy and Happy: Ontario Mythology on Parade ", Frank E. Manning (sous la direction de), The Celebration of Society: Perspectives on Contemporary Cultural Perforrnance, Bowling Green, Bowling Green University Popular Press, 1983, p. 33-50. La construction commerciale du " patrimoine " en Angleterre est bien étudiée par Robert Hewison, The Heritage Industry: Britain in a Climate of Decline, Londres, Methuen, 1987.

11. Pour une bonne étude récente en langue anglaise voir James Kirkland, Holly F. Mathews et al. (sous la direction de), Herbal and Magical Medicine: Traditional Healing Today, Durham NC, Duie University Press, 1992.

12. Les pratiques contemporaines de ventes et de magasinage en Angleterre sont également bien étudiées par Angela McRobbie, " Second Hand Dresses and the Role of the Ragmarket ", Angela McRobbie (sous la direction de), Zoo, Suits and Second-Dresses: An Anthology of Fashion and Music, Boston, Unwin, 1988, p. 23-49.



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